Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/977

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas plus que de grande œuvre d’art. Si ces caractères sont traités avec une précision systématique, s’ils sont bornés par toutes les circonstances misérables de temps, de lieu, de costume, de profession, s’ils n’ont pas en eux assez de puissance et de vigueur pour échapper à ces tyrannies qui les emprisonnent, s’ils ne brisent pas et ne dépassent pas le cadre étroit dans lequel le poète a dû nécessairement les enfermer, l’interprétation devient impossible, et l’imitation servile sera la première loi du comédien. Un seul détail omis, une seule nuance ajoutée suffiront pour rendre faux le caractère que le comédien est chargé de représenter. Alors ce n’est plus l’acteur qui s’assimile le rôle, c’est le rôle qui s’assimile l’acteur.

J’engage ceux qui douteraient de cette servitude nouvelle que le théâtre réaliste impose aux comédiens à aller voir Got dans le Duc Job et Mme Rose Chéri dans le rôle odieux d’Albertine, la courtisane obligée de toute comédie de M. Dumas fils. Je fais certes le plus grand cas du talent de Got, qui est presque à lui seul la vie et la force du Théâtre-Français. Got est un novateur et un révolutionnaire dans son genre ; il est ambitieux, et il s’efforce avec succès de justifier son ambition. Il a transporté à la Comédie-Française un élément tout nouveau, le sentiment de la réalité. Bien qu’il connaisse à fond la tradition de son art, ce n’est pas à elle cependant qu’il demande ses inspirations : il prend ses modèles dans la nature vivante, dans le spectacle de la réalité contemporaine. Il ne compose pas ses rôles, il les incarne en lui ; aussi son jeu possède-t-il une verve, une vivacité, un entraînement, qu’on ne rencontre au même degré chez aucun autre acteur contemporain. Il est vraiment incomparable dans cette création du duc Job, on peut dire qu’il a en quelque sorte épuisé le personnage inventé par l’auteur. Cela dit, je lui poserai cependant deux questions. Croit-il qu’il avait toute latitude pour interpréter ce rôle, et qu’il pût le comprendre autrement qu’il ne l’a compris ? Non assurément, et j’oserais affirmer que pendant tout le temps qu’il a mis à l’étudier, il n’a jamais hésité sur la manière dont il devait rendre tel ou tel détail. Il s’agissait pour lui avant tout de se couler dans ce rôle comme dans un moule, d’effacer autant que possible l’interprète et d’approcher autant que possible de la vérité, car le caractère du personnage mis en scène par M. Laya est d’une précision impitoyable, qui ne permet aucun écart d’imagination. Il est limité de toutes parts, enfermé dans les circonstances de la vie comme un portrait dans son cadre. Ses paroles expriment rigoureusement ce qu’il pense et ce qu’il sent, et ne fournissent pas matière à commentaires. On ne peut concevoir, avec la meilleure volonté du monde, qu’il y ait pour un acteur deux manières d’interpréter ce personnage. Voilà qui rétrécit singulièrement