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à la représentation de la pièce nouvelle de M. Alexandre Dumas fils. Rien n’est curieux à observer comme les séries contradictoires de sentimens que traverse la foule et les rapides oscillations de sa pensée. À chaque instant, son attitude change. Le parterre rit aux éclats pendant que les loges restent froides. En revanche, lorsque les loges applaudissent, le parterre semble ne pas comprendre. Au milieu du silence général, un petit rire isolé part, comme si un mot de l’auteur, énigmatique pour tout le monde, était destiné à frapper un unique spectateur. On rit, on s’étonne, on pleure, on murmure, et tout cela dans l’espace du même quart d’heure. Les uns comprennent trop, et les autres pas assez. Le spectacle que présente la salle est vraiment curieux au point de vue psychologique, et vaut celui qui se donne sur la scène.

Ainsi la grande prétention du dramaturge réaliste ne se trouve en fin de compte qu’a demi justifiée ; il prétend qu’il veut être vrai avant tout, et que c’est par amour de la vérité qu’il s’abstient de toute poésie de langage et de toute idéalisation des caractères ; mais le spectateur lui répond que la réalité n’est vraie pour lui que lorsqu’il la rencontre dans sa propre expérience. Une autre conséquence, plus importante encore peut-être, de cette invasion du réalisme au théâtre, c’est la transformation que l’art du comédien est en train de subir. L’art du comédien consiste essentiellement dans un mélange de liberté inventive et d’obéissance intelligente : il ne doit pas vouloir se substituer témérairement au poète et inventer après lui, il ne doit pas se résigner davantage à copier servilement. Le comédien n’est pas un créateur ni un imitateur, c’est un interprète. Il ne peut concevoir le personnage qu’il représente autrement que le poète qui l’a créé, et cependant comme pour le comprendre il est forcé de se l’assimiler, il le modifie nécessairement. L’art du comédien est d’autant plus parfait que cette assimilation a été plus complète et plus ingénieuse. Il en est de l’art du comédien comme de l’art du graveur : il peut tout oser dans l’exécution, pourvu qu’il ne dénature pas la pensée du maître. Sa part n’est donc pas aussi restreinte qu’on pouvait le penser d’abord, mais elle est singulièrement délicate et difficile ; puisqu’il doit respecter les traits principaux du personnage qu’il représente, et qu’il ne peut inventer que dans les détails. Une nuance, une différence d’accent suffisent pour modifier un rôle et séparer l’interprétation du comédien de celle de ses prédécesseurs. Mais à quelle condition cet art d’interprète à la fois libre et soumis, ingénieux et docile, sera-t-il possible ? A la condition que les caractères présentés par le poète seront assez larges pour se prêter à différentes interprétations, à la condition qu’ils auront en eux ce certain indéfini sans lequel il n’est pas de grand caractère