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jour en jour, et ne semble pas près d’être épuisé. Le coup d’état téméraire de M. Dumas fils a fait fortune, et, comme il arrive en France, tous les dramaturges sont venus l’un après l’autre reconnaître la nouvelle constitution qu’il a inaugurée au théâtre. Son triomphe a opéré toute une révolution qui s’est étendue beaucoup plus loin qu’on n’aurait pu le croire d’abord ; aucun genre dramatique, depuis la comédie jusqu’au vaudeville et même jusqu’à la farce, n’a échappé à son influence. La comédie sentimentale a congédié ses vieux types de convention et renouvelé son mobilier ; le mélodrame commence à renoncer à son personnel de traîtres à outrance et de scélérats apocryphes. La farce bouffonne elle-même, renonçant aux fantaisies de son costume baroque, se résigne à revêtir les livrées du réalisme[1]. Tous les genres étant pour ainsi dire mêlés et confondus en un seul qui n’a pas encore reçu de nom, et qui n’en recevra probablement pas de longtemps, il en est résulté ce fait singulier, qu’il n’y a plus pour ainsi dire qu’un seul théâtre, comme il n’y a plus qu’un seul genre de production dramatique. Tous les théâtres, sans exception, jouent la même pièce avec le même succès, et il n’y a pas une seule pièce qui ne pût sans inconvénient aucun être transportée d’une scène sur une autre. Le Duc Job, de M. Léon Laya, a été très applaudi au Théâtre-Français ; mais nous n’étonnerons sans doute pas l’auteur en lui disant que sa pièce aurait été reçue sans obstacle au Gymnase, et qu’elle méritait de tenir sa place dans le répertoire des pièces choisies de ce théâtre. Le Père prodigue, qui vient de voir le jour au Gymnase, pouvait fort bien au contraire venir au monde sur la scène du Théâtre-Français, maintenant surtout que ce théâtre paraît vouloir renoncer à sa pruderie traditionnelle. Quelques détails scabreux n’étaient point faits pour l’arrêter ; quand on se lance dans la voie des innovations, il ne faut pas s’arrêter à moitié chemin. Si le Théâtre-Français accepte le réalisme à l’état de vaudeville, j’imagine qu’il ne refuserait pas de l’accepter à l’état de comédie et de drame. Une autre comédie jouée quelques semaines avant le Père prodigue, — le Petit-Fils de Mascarille, révélait dans l’auteur, M. Henri Meilhac, plus de finesse et de véritable habileté dramatique que n’en possèdent beaucoup d’autres plus renommés, et aurait pu se produire sur n’importe laquelle

  1. Nous avons assisté tout récemment à une longue farce réaliste intitulée les Gens nerveux, où les auteurs, hommes d’esprit d’ailleurs, ont essayé d’unir les genres les plus contraires. Cette pièce dépasse les bouffonneries les plus extravagantes, et d’un autre côté s’aventure témérairement jusqu’aux frontières de la comédie. Quel n’a pas été notre étonnement lorsque nous avons entendu retentir, sur une scène regardée jusqu’à présent comme le sanctuaire de la bouffonnerie hyperbolique, des sentences et des tirades morales, et que nous avons retrouvé dans un des personnages notre ancienne connaissance Desgenais, le Diogène des Filles de Marbre et des Parisiens !