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l’économie politique apprend encore à souffrir sans murmurer, en montrant que tout secours implique un sacrifice, et qu’on ne peut donner aux uns sans ôter aux autres, ce qui est à coup sûr le plus dur châtiment que puisse recevoir ici-bas l’imprévoyance humaine. Cela ne suffit pas, nous dit-on. Eh ! qui en doute ? L’économie politique n’est pas la morale, pas plus que la morale n’est la religion ou la politique, pas plus que la philosophie n’est l’histoire naturelle, la littérature ou les beaux-arts. Pour que l’unité primordiale survive à cette diversité forcée, il suffit que ces différentes voies concourent au même but, et en effet les populations qui doivent au travail la plus grande aisance matérielle sont en même temps les plus morales, les plus libres, les plus religieuses, les plus éclairées, les plus polies, les plus saines d’âme et de corps. Tout s’enchaîne dans le bien comme dans le mal.

De même que les vertus privées, les vertus publiques ont plusieurs mobiles ; l’intérêt bien entendu, s’il n’est pas le seul, est un des plus vivaces. Les peuples qui ont le plus perdu le sentiment de leurs droits conservent le sentiment de leurs intérêts, et tant que »ce dernier levier n’est pas brisé, rien n’est tout à fait perdu. Chacun peut espérer un moment, dans une société sceptique et désorganisée, fonder ou sauver sa propre fortune sur les ruines des mœurs publiques ; il faut cependant finir par voir quelque jour que, si les gagnans se comptent par centaines à cette misérable loterie, les perdans se comptent par millions. On se prend alors à regretter les garanties méconnues. Il n’y a pas de prospérité durable pour une nation hors de l’accomplissement viril et sensé des devoirs politiques. Voilà ce que les peuples peuvent oublier dans un moment de fatigue et de découragement, mais ce que les leçons de l’expérience ne peuvent manquer de leur rappeler, et, à défaut des nobles instincts tristement obscurcis, l’aiguillon de la nécessité réveille tôt ou tard les âmes engourdies. C’est là un des caractères qui distinguent le plus les sociétés modernes des sociétés antiques : quelle que soit toujours la puissance des élémens morbides, la réaction vitale est aujourd’hui plus forte, et rien d’absolument pareil à l’empire romain ne peut plus se renouveler.

Après tout, la moralité d’une doctrine se juge par ses fruits, par la conduite publique et privée de ceux qui la professent. Le mobile spécial des études économiques, c’est l’intérêt, mais l’intérêt d’autrui, l’intérêt national et patriotique, l’intérêt du genre humain. Quelques exagérations de Bentham, aggravées encore par de malveillans commentaires, ne peuvent donner le change sur le véritable sens d’une doctrine qui ne prend pour guide l’intérêt privé qu’autant qu’il se confond avec l’intérêt général, et qui le repousse dès