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Plus que jamais il devient à propos de rappeler en France le jugement d’Adam Smith et de tous les économistes sur les emprunts publics. Notre dette nationale a doublé depuis dix ans, même sans parler de la garantie éventuelle accordée par l’état aux obligations de chemins de fer. La dette antérieure à 1848 se composait presque tout entière du tiers consolidé en 1798 et des dépenses causées par les deux invasions ; la restauration et la monarchie de juillet n’y avaient ajouté que des quantités insignifiantes, les emprunts contractés sous ces deux régimes, depuis la liquidation de l’empire, ayant été à peu près compensés par l’amortissement malgré l’indemnité des émigrés, la guerre d’Espagne et de Morée, la conquête de l’Algérie et l’extension donnée aux travaux publics. Ces trente ans de bonne administration financière sont précisément ce qui a créé chez nous le crédit public, dont on vient de faire un si large usage ; il est grand temps de revenir sur nos pas. Quand Louis XIV résolut de se jeter dans la voie ruineuse des emprunts, Colbert résista de toutes ses forces ; la volonté du roi n’en fut pas moins obéie par les courtisans qui composaient le conseil, et Colbert dit en sortant à l’un d’eux : « Croyez-vous que je ne sache pas aussi bien que vous qu’on peut trouver de l’argent à emprunter ? Mais vous connaissez comme moi l’homme à qui nous avons affaire, sa passion pour la représentation, pour les grandes entreprises, pour tous les genres de prodigalités. Voilà donc la carrière ouverte aux emprunts, par conséquent à des dépenses illimitées ! Vous en répondez à la nation et à la postérité. » Et la responsabilité dont parlait prophétiquement Colbert n’est pas légère à porter, car ce sont les conséquences des profusions et des emprunts de Louis XIV qui ont fait monter Louis XVI sur l’échafaud.


V

Voilà les problèmes qui occupaient, il y a cent ans, au fond d’un pauvre village de pêcheurs, les méditations d’un professeur de philosophie morale. Depuis ce moment, la doctrine du rêveur solitaire a fait son chemin, et partout où elle a reçu une application même imparfaite, elle a apporté une prospérité inouïe jusqu’alors. Sa terre natale est naturellement celle qui en a retiré les plus heureux fruits ; le reste du monde s’en pénètre aussi peu à peu. C’est elle qui fait naître et grandir aux bouts de la terre des nations nouvelles, et qui pousse comme malgré elles les nations les plus rebelles du vieux monde. La France est une des plus réfractaires ; mais si elle refuse d’adopter les principes, elle en a mis beaucoup en pratique sans s’en douter. Nous nous sommes laissé devancer par presque