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Quant à la nation elle-même, dont les intérêts sont sacrifiés dans cet accord entre les gouvernemens prodigues et les capitalistes calculateurs, elle ne réagit pour se défendre qu’autant que l’esprit public y est puissant et éclairé ; sinon, elle ne sent pas tout d’abord le nouveau fardeau qui vient de lui être imposé et qui n’a pas pour effet immédiat d’augmenter les impôts. Adam Smith s’indigne de cette torpeur et demande, pour la faire cesser, que les charges extraordinaires soient acquittées par des impôts et non par des emprunts. « Si l’on pourvoyait, dit-il avec raison, aux dépenses de la guerre avec un revenu, levé dans le cours de l’année, les guerres seraient plus promptement terminées, et on les entreprendrait avec moins de légèreté ; ces périodes d’appauvrissement, où la possibilité d’accumuler des capitaux est comme suspendue par l’exagération des dépenses publiques, deviendraient à la fois plus rares et plus courtes. » On sait qu’en Angleterre, où le sentiment des questions financières et le respect des intérêts généraux sont plus répandus qu’ailleurs, on a voulu essayer pendant la dernière guerre du mode recommandé par Smith ; mais il a fallu revenir à l’emprunt : cette tentative n’en fait pas moins le plus grand honneur au gouvernement et à la nation.

Le philosophe écossais trace l’historique de la dette anglaise, qui s’élevait en 1776 à 130 millions de livres sterling ou 3 milliards 250 millions, et il présente avec le plus grand détail l’exposé de tout un plan pour la racheter. Ce plan peut paraître chimérique, car il reposait en partie sur des impôts acquittés par les colonies au moment même où l’Amérique se soulevait pour n’en pas payer. Il n’en est pas moins vrai que si ce plan ou tout autre avait prévalu, si surtout le gouvernement anglais avait pu s’abstenir de nouveaux emprunts, l’Angleterre, si riche qu’elle soit, serait aujourd’hui bien plus riche, et l’aisance moyenne encore plus répandue dans toutes les classes de la population. Vingt-cinq milliards de plus ou de moins dans la fortune d’un peuple, ce n’est pas indifférent. Une seule fois, en 1786, l’Angleterre s’est crue à la veille de se délivrer de sa dette : c’est quand Pitt fit adopter par le parlement son fameux système d’amortissement par la puissance des intérêts composés, emprunté au docteur Price. Smith vivait encore à cette époque, et probablement il dut partager les espérances du ministre et de la nation. La guerre contre la France ayant éclaté peu de temps après, des dépenses gigantesques devinrent nécessaires, et l’action de l’amortissement disparut sous l’accumulation des nouveaux emprunts ; ce n’est pas la faute du système adopté. Aujourd’hui encore, il faut rendre cette justice à la nation anglaise, qu’elle n’épargne rien, pas même l’income-tax, pour réduire le plus possible son énorme dette.