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produit immédiat de ce travail, ou achetées des autres nations avec ce produit. » Cette proposition fondamentale, devenue aujourd’hui à peu près vulgaire, était loin de l’être au moment où elle a paru. Si tous les écrits qu’elle a inspirés, sans en excepter ceux de Smith, périssaient dans un grand naufrage et que cette phrase unique surnageât, elle suffirait pour reconstruire de toutes pièces la science économique, dont elle est l’élément générateur. On avait beaucoup cherché avant Smith l’origine de la richesse ; les uns l’avaient trouvée dans les métaux précieux, les autres dans la terre, personne n’était arrivé à cette formule si nette : toute richesse émane du travail, c’est-à-dire de l’homme. Ce fut une véritable découverte qui dissipa d’un trait de lumière toutes les obscurités. Le travail ! voilà le principe de l’économie politique de Smith, comme la sympathie est le principe de sa morale, et le moraliste le plus rigide approuverait encore plus cette doctrine que la première, car le travail est une loi, un devoir, une nécessité supérieure, un frein imposé par Dieu à nos passions et à nos convoitises.

Le premier livre des Recherches traite du travail et de ses produits, considérés sous deux points de vue principaux, la production et la distribution. La première partie commence par le célèbre chapitre sur la Division du travail. Adam Smith frappe tout d’abord son plus grand coup ; il saisit fortement les esprits par le spectacle des merveilles que peut enfanter cette division. Tout le monde connaît le curieux exemple des épingles qui est devenu classique, et qui fut dans son temps une révélation. Depuis lors, la division du travail a fait d’immenses progrès, et les exemples à citer sont devenus innombrables.

Cette belle théorie, une de celles qui appartiennent le plus en propre au philosophe écossais, a trouvé chez nous, au commencement de ce siècle, quelques contradicteurs. On n’a pas nié les effets de la division du travail sur la production, ce qui eût été impossible, mais on a déploré sa mauvaise influence sur l’intelligence et la santé des travailleurs. « Qu’est-ce qu’un homme, a-t-on dit, qui passe sa vie à faire des têtes d’épingle ou des pointes d’aiguille ? Son esprit et son corps ne peuvent que s’atrophier dans cette occupation mécanique qui n’exige que de l’habitude sans pensée et de l’assiduité sans effort. » L’observation est vraie à quelques égards, tout a des inconvéniens dans ce monde ; mais s’il faut veiller avec soin sur les suites funestes que peut avoir accidentellement l’application des meilleurs principes, il ne faut pas non plus que quelques résultats malheureux nous cachent les bons côtés des choses qui font cent fois plus de bien que de mal. Or telle est la proportion entre les bons et les mauvais effets de la division du travail, et l’expérience