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c’est cette maxime du christianisme, la seconde sans doute, mais la plus appropriée à notre faiblesse : Aime ton prochain comme toi-même. On peut longtemps discuter sur ces questions délicates ; ce qu’on ne peut guère contester, c’est que la théorie d’Hutcheson et d’Adam Smith ne soit éminemment humaine et ne donne à la vertu son caractère le plus attrayant. Aucun des principes qui peuvent porter l’homme au bien ne doit être négligé, et pour être complète, la philosophie morale doit les embrasser tous, ce qui n’exclut pas, pour parler comme Adam Smith, le plus ou moins de sympathie pour l’un ou pour l’autre. La notion du devoir, de l’obligation morale, est évidemment la notion supérieure et essentielle, puisqu’elle repose sur le désintéressement absolu ; mais elle a quelque chose d’abstrait et de sévère, qui, pour employer encore le langage du philosophe écossais, la range beaucoup plus au nombre des sentimens respectables que des sentimens aimables. Il en est peu d’ailleurs dont les passions humaines puissent faire un plus terrible abus. L’indifférence pour les conséquences bonnes ou mauvaises de nos actions, quelque sublime qu’en soit la cause, peut avoir d’épouvantables conséquences, quand on se trompe sur la nature de son devoir. C’est au cri de Dieu le veut que se sont accomplies en toute sûreté de conscience bien des abominations ; le fatalisme musulman n’a pas d’autre origine. Smith en fait encore à plusieurs reprises, sans avoir l’air d’y toucher, une critique aussi fine que profonde, soit qu’il montre comment la philosophie stoïque a abouti dans l’antiquité à l’apologie du suicide, soit qu’il s’étende avec une complaisance ironique sur la direction moderne des consciences par les subtilités de la casuistique. Le penchant instinctif pour tout ce qui fait du bien à nos semblables, la répulsion pour tout ce qui leur fait du mal, le principe de la sympathie en un mot, n’est pas un guide aussi élevé, mais il est peut-être plus sûr, et dans tous les cas il est plus doux. Il complète et tempère l’idée du devoir, il la rectifie si elle s’égare. Il a ce caractère précis et positif qui plaît en toute chose à l’école écossaise, l’école du bon sens et des sentimens naturels par excellence. L’excès même, ce qui est rare, a bien peu de danger, car il n’est pas à coup sûr de fanatisme plus innocent que le fanatisme de la bienfaisance.

L’amour de l’humanité, voilà le principe de la philosophie du XVIIIe siècle tout entière, ce qui fera toujours la grandeur de ce temps malgré ses erreurs. Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’il a beaucoup aimé. Avec un pareil mobile dans les esprits, on ne saurait s’étonner que le XVIIIe siècle ait été le berceau de l’économie politique, et que cette science soit sortie toute faite de la philosophie écossaise, comme son émanation naturelle.