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On sait ce qu’ont été les anciennes colonies espagnoles. Le commerce était monopolisé au profit de la métropole, l’industrie locale prohibée ; on entravait les rapports avec les étrangers autant que possible. La population indigène était vouée à l’exploitation la plus rude. Des cadets de famille ou des aventuriers sans consistance venaient d’Europe avec le ferme dessein de s’enrichir lestement par le travail des mines, le seul qui fût permis. Si par exception quelques familles témoignaient le désir de s’établir dans le pays, elles obtenaient aisément la concession d’une large étendue de terre et le droit de s’attacher des travailleurs indigènes par une sorte de servage ; mais on leur interdisait les fonctions administratives, pour engourdir jusqu’aux velléités d’indépendance. Le clergé, chargé exclusivement de l’enseignement, avait pour mot d’ordre d’empêcher tout mouvement intellectuel : il était au niveau d’une pareille tâche. La vigilance et les rigueurs de l’inquisition n’empêchèrent pourtant pas l’entrée furtive des écrits philosophiques ; on accueillit avec avidité les bruits suscités par l’affranchissement des Anglo-Américains et par la révolution française. Un mystérieux travail se fit dans les esprits et dès qu’il y eut des chances de succès, on vit surgir une population enthousiaste pour demander et conquérir l’indépendance.

Le système antérieur laissait en présence dans les colonies émancipées, d’une part des multitudes ignorantes, cupides, à demi sauvages, aussi indifférentes qu’étrangères aux notions politiques, et de l’autre des familles qui formaient des aristocraties naturelles par leur origine et leurs richesses. Comment constituer de pareilles populations ? On constata bientôt qu’il était aussi impossible d’importer des princes européens pour en faire des monarques, comme l’aurait voulu Saint-Martin, que d’inaugurer des dictatures viagères, comme le désirait Bolivar. On improvisa donc des républiques avec des réminiscences du Contrat social et l’exemple du régime anglo-américain. On oubliait cette seule chose, que pour constituer des démocraties il faut des peuples. Ce point de départ explique les désordres dont les républiques latines du Nouveau-Monde ont donné et donnent encore trop souvent le triste spectacle.

Le Chili n’a pas échappé d’une manière absolue à cette fatalité d’origine, mais on en a moins souffert qu’ailleurs. La classe besoigneuse y était rare et disséminée ; le clergé avait aisément prise sur elle. Le patronat des familles de sang-bleu était doux et généralement respecté. Ces familles d’ailleurs étant nombreuses relativement à la population, leur rapprochement instinctif suffisait pour former un parti conservateur assez fort pour prévenir les grandes catastrophes. Peut-être y avait-il parmi cette élite de la société chilienne