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s’est enfui en me voyant, n’est-ce pas ?… Sa soupe froidirait, il faut que je parte… Puisque je suis ici un objet d’épouvante, je n’y reviendrai plus ; adieu, mes amis, donnez-moi une poignée de main, les gars ; nous avons été longtemps frères et sœur… Je ne reviendrai plus, je vous l’affirme ; mais si vous avez besoin de moi, je suis toute à vous.

Ayant ainsi parlé, elle caressa le chien de garde une dernière fois et remonta à cheval. Comme elle tournait l’angle du jardin, elle distingua par-dessus la haie le chapeau de Louis, qui la regardait passer à travers les ronces. — Adieu, Louis, adieu, mon grand frère ! lui cria-t-elle d’une voix vibrante, et elle se mit à chanter un de ses cantiques d’autrefois. Louis, honteux d’avoir été surpris caché dans sa retraite, se sauva à toutes jambes, comme eût fait la défunte Jeanne quand les enfans lui criaient : Voilà les bleus !…

En fuyant la présence de Marie, le métayer n’obéissait pas seulement aux instincts d’une humeur sauvage et chagrine ; il voulait à tout prix déraciner de son cœur le sentiment tyrannique et violent qui s’y était enraciné presque à son insu. Homme des jours anciens, pieux et résigné, il souffrait en silence. Quand sa mère le pressait de se marier, il secouait la tête et ne répondait pas. Le souvenir de Marie ne le poursuivait pas seulement comme l’image du bonheur perdu ; il l’assaillait comme un remords. Il ne pouvait ni se pardonner son attachement pour elle, ni lui pardonner, à elle, d’avoir pris son vol dans une autre région. Le pauvre paysan s’accusait de faiblesse, comme s’il eût été le seul sur la terre à se livrer de ces rudes combats où l’on a peur de triompher. Le secret qui le tourmentait, il ne l’eût pour rien au monde confié à ses frères ni à qui que ce fût. Le soir, quand le crépuscule étendait sur les campagnes ces premières ténèbres qui portent à la tristesse, il croyait entendre une voix qui le conviait à chercher ailleurs le repos et la solitude absolue. Lorsque sa mère fut morte, le grand Louis tomba dans une mélancolie plus sombre encore. C’était un martyre pour le jeune métayer de demeurer seul dans ces champs où tout lui rappelait Marie filant derrière ses ouailles, et où il n’avait plus sa mère à entourer de respect. Il ne lui restait plus que le travail, distraction suprême de ceux dont l’esprit est agité ; mais pour bien travailler, il faut avoir la tête libre, le cœur tranquille. Louis n’éprouvait plus aucun plaisir à labourer, aucune joie à voir les gerbes dorées remplir son aire. Poursuivi par le besoin de renoncer à tout et de se quitter lui-même, il s’en allait faisant de longues prières le long des haies, par les sentiers déserts.

Le soir du jour où sonnait sa trentième année, Louis de La Gaudinière dit donc à ses trois frères : — Mes frères, vous n’avez point besoin de moi ; vous voilà grands, et d’âge à vous établir. Demain,