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une simple curiosité, remplir un acte de politesse envers la généreuse famille qui l’avait recueillie pauvre et délaissée ? Elle ne se le demanda point et partit, vêtue aussi élégamment que si elle eût rendu visite à quelque châtelaine de la contrée. Quand elle arriva en vue de La Gaudinière, tous ces champs dont elle savait les noms se peuplèrent de souvenirs. La bergère qui l’avait remplacée, grosse et forte fille aux mains rouges, filait au même carrefour où mainte fois la quenouille s’était échappée de ses mains fatiguées.

— Ma bonne fille, lui dit-elle, vous êtes de La Gaudinière, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit la fileuse, j’y suis depuis que l’autre est partie…

— La mère Jacqueline, la métayère, est en bonne santé, et ses fils aussi ?…

— Dame ! les gars sont aux champs. L’aîné laboure avec le plus jeune, les autres sont à couper des genêts ; mais la maîtresse est enterrée il y aura huit jours demain…

— Comment ! s’écria Mlle de Boisfrénais, elle est morte et on ne m’en a pas prévenue… Bastien, allons en avant ; au revoir, ma bonne fille…

L’heure du repas était venue. Les quatre frères, assis à la table, mangeaient, ayant tous sur la tête leurs grands chapeaux voilés de crêpe. Au bruit que firent les chevaux, l’Abri aboya et courut avec colère au-devant des cavaliers, puis, reconnaissant la voix de Marie, il fit éclater sa joie par mille gambades. — A bas, l’Abri ! à bas ! dit la jeune fille, j’ai une robe de soie maintenant, mon pauvre chien, il n’est plus permis de mettre tes pattes sur mes genoux… Bastien, tenez moi cheval.

Mlle de Boisfrénais avait mis pied à terre. Elle marcha droit à la porte de la métairie et entra. L’écuelle de Louis était là fumante à sa place, mais le métayer avait pris la fuite ; les trois autres gars se levèrent avec embarras. Le plus jeune eut seul assez de hardiesse pour apporter une chaise. Ils se tenaient debout, immobiles, regardant la demoiselle à l’élégant costume qui cherchait des yeux le grand Louis.

— Mes amis, dit Mlle de Boisfrénais, votre mère n’est donc plus de ce monde !… Comment l’avez vous laissé mourir sans me faire appeler ? J’aurais eu la consolation de l’embrasser encore et de lui demander pardon des impatiences que je lui ai causées.

Les jeunes gens pleurèrent en entendant ces paroles, et Mathurin, le dernier d’entre eux, répondit avec une imperturbable franchise : — Dame ! ce n’est pas notre faute, Louis s’est mis en route avec la jument pour vous aller quérir ; mais le cœur lui a manqué à une lieue du château… Vous savez bien comme il est…

— Oui, oui, dit à demi-voix Mlle de Boisfrénais, je le sais bien ; il