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VI

La présence de Marie redonnait au château de La Verdière la vie et l’animation, qui, depuis longtemps, lui manquaient. Pareille à ces visages cribles de cicatrices, qui peuvent se dérider encore, la façade du vieux manoir, avec ses écussons mutilés et les moulures à moitié frustes de ses fenêtres, semblait sourire quand le soleil levant l’éclairait de ses rayons vermeils. Il n’y avait plus de ces croisées toujours closes, de ces volets éternellement fermés qui attristent une demeure. La jeune fille allait et venait du haut en bas des escaliers, regardant les horizons par les balcons et les lucarnes, comme si elle eût voulu saisir par-dessus les grands chênes qui l’entouraient de leur silence les bruits lointains du monde. Ce monde, dont sa tante, Mlle de La Verdière, la tenait prudemment éloignée, jugeant qu’elle n’était pas encore en état de s’y montrer avec avantage, pénétrait cependant jusqu’au château au temps de la chasse. L’histoire de Marie ayant fait du bruit dans le canton, on voulait voir celle qui pendant vingt ans et plus avait vécu aux champs et joué au sérieux le rôle de paysanne. Marie avait beau s’appliquer à parler et à agir, il lui restait encore quelque gaucherie ; mais, comme elle ne manquait ni de tact ni d’esprit, elle comprenait qu’il valait mieux laisser cette enveloppe agreste tomber peu à peu que de s’en dépouiller trop vite, au risque de perdre le naturel. On prenait pour une coquetterie ce reste de rusticité dont le temps effaçait chaque jour quelque trace. Les hôtes de sa tante, les parens qui venaient au château à l’automne félicitaient souvent Mlle de La Verdière d’avoir retrouvé une nièce aussi simple et aussi charmante. La vérité est que Marie étudiait avec beaucoup de discrétion les manières de sa tante, qui avait connu le monde dans sa jeunesse, et, quoiqu’elle n’eût pas encore lu Florian, elle acceptait sans humeur le surnom de bergère que lui donnaient quelques vieux gentilshommes du voisinage.

Son plus grand plaisir était de courir à cheval en compagnie du vieux Bastien, qui la suivait partout en qualité d’écuyer. Un matin d’automne, par un de ces jours où il ne fait ni chaud ni froid, où le corps en parfait équilibre laisse à l’esprit toute liberté pour rêver et se souvenir, la fantaisie lui prit de pousser jusqu’à La Gaudinière. Bien des fois elle avait envoyé demander des nouvelles de la mère Jacqueline et des siens, mais jamais encore elle n’avait osé revoir de ses yeux cette métairie où sa première jeunesse s’était écoulée entre quatre jeunes gars à demi sauvages comme elle, comme elle aussi timides et soumis à la règle austère du devoir. Voulait-elle satisfaire