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que commencer l’étude indépendante des choses religieuses, et il le fait presque uniquement sous la direction de l’esprit allemand. Il y a donc opportunité sans nul doute à rechercher de plus près quelles causes ont retenu l’esprit français si longtemps éloigné du domaine des études religieuses, et quelles idées nouvelles il apporte en rentrant dans ce monde qui lui est trop longtemps resté presque étranger. Après s’être arrêtée sur ce tableau général, notre attention pourra se porter avec plus de fruit sur une des œuvres récentes qui nous paraissent le mieux caractériser la nouvelle critique religieuse.


II

J’ai dit que notre stérilité en fait de science religieuse tenait à ce point de vue, datant de la fin du XVIIe siècle, qui établit une barrière infranchissable entre le sacré et le profane, le surnaturel et le naturel, le divin et l’humain, la foi et la science. De là résultait en effet, pour les amis de la libre pensée, ou l’inimitié, ou l’indifférence en face de tout ce qui se présentait avec les couleurs du surnaturel. Le déisme, qui fut la religion philosophique du XVIIIe siècle, s’en accommodait fort bien, et, soit que les adversaires de la religion traditionnelle niassent toute révélation en reléguant l’Être suprême fort loin par-delà les nuages, soit que les apologistes du christianisme s’imaginassent qu’ils avaient rempli leur tâche en démontrant qu’une révélation était nécessaire à l’homme, et que des miracles suffisamment attestés prouvaient que le christianisme seul était cette révélation nécessaire, tout le monde était d’accord sur un principe important : c’est que les choses divines sont le contraire des choses humaines, que le miracle, ou l’interruption brusque et irrationnelle de l’ordre universel, est le caractère essentiel de toute religion révélée, le signe auquel on doit reconnaître un acte vraiment divin. Des deux côtés en effet, Dieu et le monde étaient deux êtres séparés l’un de l’autre, opposés l’un à l’autre, et sans rapport intime en temps ordinaire. Toute manifestation de Dieu dans le monde était donc une rupture, une négation momentanée de l’ordre du monde. Ce n’était pas la règle, c’était l’exception qui révélait Dieu. Par un singulier mélange d’idées, on n’en parlait pas moins de l’infinité, de la toute-puissance, de l’immensité de Dieu, et chez les plus pieux la Providence, abstraction vaguement définie, tenait la place de ces légions d’anges et d’esprits bienheureux qui, dans les siècles de foi naïve, servaient à la communication incessante, et partant naturelle, entre le Créateur et la création. En réalité, le siècle de la philosophie avait accentué le surnaturel bien plus fortement que