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paysan… Toi, ma fille, tu as été élevée ici avec mes enfans, et voici que tu vas nous quitter… Pense à nous quelquefois, car l’ingratitude est un vilain défaut !… Si je t’ai grondée par hasard, c’est que tu le méritais, crois-le bien ; tu t’en trouveras mieux d’avoir été menée un peu durement dans ton enfance.

Marie reçut docilement ces rudes conseils qui s’échappaient de la bouche de la métayère comme les dernières rafales d’un orage à peine apaisé. Une heure après, un profond silence régnait dans la campagne, et les loups, sortis des grands genêts, trottaient hardiment à travers le pays, s’arrêtant aux carrefours pour flairer les brebis enfermées dans les bergeries. Tous les habitans de La Gaudinière étaient couchés, la mère de famille dans le grand lit à colonnes auprès de la cheminée, Louis dans l’angle opposé de la même chambre, les deux frères cadets dans une vieille couchette blottie sous un appentis où l’on ramassait l’herbe verte en été et les légumes secs durant l’hiver. Le plus jeune reposait dans l’étable, sur le foin, auprès des bœufs. Quant à Marie, elle habitait, depuis quinze ans une vieille pièce délabrée où se trouvaient le pétrin, le rouet, le dévidoir, tous les ustensiles du ménage. Pour la première fois de sa vie, elle se sentit mal à l’aise sur son maigre grabat ; l’air lui manquait dans cette chambre étroite, pleine de poussière, et dont les araignées recouvraient les poutres d’un triple feston de toiles jaunies. Toute la nuit, elle songea les yeux ouverts à ce château de La Verdière où l’on devait la conduire le lendemain, et le coucou de la pièce voisine sonnait trois heures du matin qu’elle n’avait pu dormir encore. Louis comptait les heures, lui aussi ; l’aube avait à peine blanchi l’horizon, qu’il se levait pour aller donner l’avoine à sa jument.


IV

Tout fut bientôt prêt pour le départ dans la ferme de La Gaudinière. Après avoir donné à ses trois jeunes fils des instructions détaillées sur ce qu’ils auraient à faire pendant son absence, la mère Jacqueline monta à califourchon sur la haute selle à pommeau de cuivre. Louis lui remit d’une main l’éperon d’acier qu’elle accrocha au talon de son pied gauche, et de l’autre une ample devantière en serge verte qu’elle attacha autour de ses hanches. Marie parut la dernière ; elle avait mis ses habits du dimanche, et l’émotion qu’elle éprouvait à ce moment solennel colorait ses joues. Les mèches de ses cheveux blonds s’échappaient de dessous sa coiffe blanche avec une certaine coquetterie ; son corsage brun était si bien serré autour de sa taille, qu’il ne lui eût pas été possible de marcher longtemps à pied.