Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/810

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce qu’elle disait, la mère Jacqueline allait le faire à l’instant, et Marie se sauvait du côté de la porte quand Louis entra.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda le jeune homme.

— Il y a que tu as gâté notre servante par tes complaisances, et elle me répond malhonnêtement. Va manger ta soupe, il est bien temps, Louis… Tes frères sont rentrés depuis une heure.

— Ma mère, répliqua Louis, embrassez Marie…

— Que dis-tu, mon fils ? C’est à moi de lui demander pardon de ses insolences ?… As-tu perdu la tête ?…

— Il ne s’agit point de cela, ma mère, reprit doucement Louis… Je voulais me taire jusqu’à demain matin ; mais je n’y tiens plus, mon secret m’étouffe, il faut que je parle… Eh bien ! Marie, embrassez-la, vous ! — Puis, s’adressant à ses frères : — Et vous, mes gars, ôtez vos chapeaux, faites comme moi, et saluez mademoiselle…

La mère de famille et ses trois fils se regardaient en silence. Marie avait jeté ses bras autour du cou de la métayère et l’embrassait en versant des larmes.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria la mère Jacqueline en cherchant à se dérober aux caresses de Marie. Je le disais bien, il y a quelque chose là-dessous.

— Il y a que Marie n’appartient ni à la vieille Jeanne, ni à vous, ma mère, ni à personne de notre condition… Elle se nomme mademoiselle de Boisfrénais… Dès demain, nous la reconduirons chez sa tante, au château de La Verdière… Tu entends, Marie, je voulais te dire tout cela le long du chemin ; mais le cœur m’a manqué, et puis je ne savais comment m’y prendre…

— Est-ce bien vrai tout cela ? demanda la métayère.

La vieille Jeanne a parlé, et toute folle qu’elle est, elle a dit la vérité. Les preuves, les voici : tenez, Marie, ces papiers-là vous appartiennent, attendez un peu. — Ouvrant son bahut, le métayer en tira le sac de cuir, et il en versa le contenu sur la table. Ceci vous appartient encore, Marie, ajouta-t-il ; cent beaux louis d’or à l’effigie de Louis XVI…

Les trois jeunes gars et leur mère considéraient avec stupéfaction les louis d’or et les parchemins. Marie, tout interdite, ne put s’empêcher de se jeter une seconde fois au cou de la métayère. — Ah ! ma pauvre fille, dit celle-ci en l’embrassant sur les deux joues, j’aurais bien dû penser que tu étais née demoiselle, car tu n’as jamais fait une fameuse paysanne. Il y eut un temps, — et Dieu veuille qu’on n’en revoie jamais de pareils ! — où ton père, M. de Boisfrénais, venait se cacher ici pour manger un morceau de pain. Un soir il est parti avec mon défunt mari pour ne plus revenir… Ils sont morts côte à côte ; le malheur avait fait deux amis du noble et du