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entré, inquiet et pensif. Le long du chemin qu’il suivait pour retourner chez lui, il aperçut ses frères, qui jouaient aux boules avec un groupe d’amis. Tous ces jeunes gars avaient déposé leurs vestes sur les haies ; on entendait le bruit sec des boules écornées qui se heurtaient violemment et les rires bruyans des joueurs qui les lançaient avec des gestes de discoboles. Les passans s’arrêtaient pour juger les coups douteux, et les anciens, la veste sous le bras, la main derrière le dos, traînant leurs houseaux à pas lents, souriaient à ces simples plaisirs, qui avaient égayé leur jeunesse. Les femmes et les jeunes filles regardaient aussi la partie du coin de l’œil, et causaient tout bas des foins, des blés, de tous ces détails de la vie agricole que Virgile a chantés, et que dédaignent les habitans des villes. Puis peu à peu paysans et paysannes se dispersaient par les petits chemins pour regagner leurs métairies, et l’on voyait circuler le long des haies, par des sentiers étroits et tortueux, la coiffe blanche et le grand chapeau rond, qui disparaissaient bientôt derrière une touffe d’églantier.

Jamais, depuis qu’il était à la tête de la ferme, Louis ne s’était mêlé aux joueurs de boules ; rarement il s’attardait à converser avec ses voisins, les coudes sur la barrière d’un champ. Ce jour-là pourtant, il se prit à envier les joies et les causeries de tous ceux, vieux ou jeunes, qu’il laissait derrière lui dans sa marche rapide. — Pourquoi suis-je ainsi ? Pensait-il tristement ; pourquoi ne puis-je prendre plaisir à ce qui amuse les autres ?… Je croyais avoir un peu de sagesse et de raison, et je ne puis rien supporter ! Le moindre ennui m’accable !…

Il allait donc droit devant lui, solitaire et chagrin, quand, au pied d’une croix toute chargée encore des fleurs dont on l’avait décorée au jour des Rogations, il vit Marie assise, la tête dans ses mains. — Marie, lui dit-il, que faites-vous là ?

— Je me repose, répondit la jeune fille ; la route est longue du village à La Gaudinière, et j’ai là un panier qui me fatigue le bras.

— Donnez-le-moi, Marie. — Le jeune homme prit le panier, et, tendant la main à la jeune fille : — Allons, lui dit-il, levez-vous et marchons.

— Qu’avez-vous donc ce soir, Louis ? demanda la jeune fille ; vous me dites vous, et vous portez mon panier ?

Louis ne répondait rien ; il jetait des regards attentifs sur celle qui était depuis si longtemps la servante de sa mère, comme s’il la voyait pour la première fois. Marie effrayée se mit à marcher en avant avec quelque effort, comme pour s’enfuir ; les talons de ses sabots en bois d’aulne claquaient sur les pierres du chemin.

— Marie, dit le jeune métayer, attendez un peu ; on croirait que je cours après vous… Pauvre Marie, n’est-ce pas que je ne vous ai