Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/806

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

possesseur de ce double trésor, Louis, le front ruisselant de sueur et tremblant comme s’il eût commis un larcin, s’éloigna en toute hâte du bloc de grès. Il fit en sorte de rentrer à la métairie sans éveiller l’attention de sa mère, qui sommeillait dans le jardin, à l’ombre d’un pommier. Son premier soin fut de déposer le sac dans son bahut et d’en retirer la clef, après quoi il glissa le parchemin dans la poche de sa veste, mit sur sa tête son large chapeau des dimanches, et partit pour assister aux vêpres.

Bien qu’il fût assez avancé dans la lecture pour déchiffrer couramment les livres de prières imprimés en gros caractères, le jeune métayer n’avait point appris à lire dans les papiers, comme on dit à la campagne. Vainement essayait-il de deviner le contenu de ceux qu’il déployait d’une main tremblante, tout en marchant vers le village : ces lignes mystérieuses, sorties de la plume très fine d’un tabellion du dernier siècle, ne lui révélaient point les secrets qu’il cherchait à pénétrer ; seulement il y distinguait ça et là les noms de la famille de Boisfrénais, tracés en lettres majuscules. Heureusement, au bas de la dernière page, il trouva collé un morceau de papier sur lequel une belle et grosse écriture ronde, quasi moulée, avait peint ces mots touchans : « Ayez pitié de ma fille, Marie de Boisfrénais ! Prenez soin de la pauvre orpheline, et Dieu vous récompensera ! »

À force d’épeler ces lignes, Louis arriva bientôt à les lire. Il les répéta plusieurs fois, et, tombant à genoux au milieu de la route, il s’écria : — Mon Dieu ! combien a dû souffrir celle qui a écrit ces lamentables paroles !… Et c’était à un paysan comme moi qu’une grande dame les adressait au moment de quitter son château, qu’elle ne devait plus revoir… Que sa volonté s’accomplisse, et que Dieu soit béni pour avoir laissé près de moi pendant vingt ans cette pauvre orpheline !


III

Louis alla prendre sa place dans le chœur, derrière les chantres, mais il ne chanta point comme de coutume. Sa physionomie, sérieuse et grave, avait pris une teinte de morne tristesse. Pour la première fois de sa vie, il souffrait de ce mal indéfinissable que l’on pourrait nommer l’angoisse du cœur. L’idée de voir partir de la métairie la jeune fille douce et craintive qui avait grandi à ses côtés, et que si souvent il avait protégée contre les sévérités de sa mère, lui causait un insupportable chagrin. Il semblait qu’une main étrangère allait lui ravir le trésor qu’il gardait avec une affection jalouse. Le jeune homme sortit donc de l’église comme il y était