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petite Marie, on a cru que c’était une orpheline, une fille de paysan que j’avais ramassée après la déroute du Mans. Et je l’ai laissée ici pour la mieux cacher… Les bleus n’ont qu’à la chercher, ils ne reconnaîtront jamais l’enfant de madame dans cette fille de ferme qui va derrière les moutons, la quenouille au côté… File, Marie, file, ma petite, et ris-toi des bleus… Les ronces ont poussé sur la pierre qui recouvre notre trésor, ô ma chérie ! ton secret est bien gardé, et je l’emporterai sous la terre…

Parlant ainsi, la vieille prit la quenouille suspendue auprès de la cheminée et se mit à filer…

— Mère Jeanne, mère Jeanne, dit le métayer, vous filez le dimanche !… N’entendez-vous pas la cloche de l’église qui tinte ? Voici que la grand’messe va finir…

— La grand’messe !… il n’y en a plus, répliqua la vieille fille ; c’est le tocsin, mon garçon. Les bleus arrivent… Au revoir, je me sauve bien vite… Tu m’as donné quelque chose à boire qui m’a fait tourner la tête ; voilà une heure que je déraisonne…

— Pauvre femme ! pensa le métayer ; elle croit déraisonner quand elle retrouve son bon sens… Et, appuyé sur le seuil, il regarda la vieille Jeanne qui fuyait, courbée sur son bâton, ne se souvenant plus de ce qu’elle avait dit, et se replongeant dans les inquiétudes et les agitations d’un passé déjà lointain. Sans chercher à la suivre, même du regard, il remarqua qu’elle prenait le chemin de la Grand’Prée, où tant de fois il l’avait vue rôder avec mystère. Cependant le secret qu’il venait de surprendre le jetait dans une vive agitation. Il se sentait attiré par une curiosité invincible vers le rocher solitaire qui perçait de sa masse grise, couverte de lichens, la verte surface de la prairie. Sa conscience lui disait que la justice et l’honneur lui faisaient un devoir de connaître la vérité tout entière. Si l’humble fileuse, si Marie, la servante de sa mère, était réellement la fille d’un gentilhomme tué au combat de Dol, pouvait-il la retenir plus longtemps à son service et la soustraire aux caresses de sa famille ? Non ; mais il lui fallait perdre celle que depuis son enfance il entourait de la plus touchante affection, celle dont la voix le consolait dans ses sombres tristesses. Une fois que Marie aurait quitté La Gaudinière, il n’y aurait plus de joie pour lui. Qu’elle parte donc, pensait-il avec chagrin, qu’elle parte, si la vieille Jeanne a dit la vérité !… Il est temps qu’elle soit heureuse ; le bonheur qui l’attend, elle l’a mérité, il lui appartient… Et le visage délicat et résigné de Marie lui apparaissait déjà revêtu d’une grâce souriante ; il la voyait, fière de son rang et de ses titres, quitter avec dédain les champs témoins de son abaissement et relever enfin son front candide, courbé si longtemps par la misère.

Il rêvait ainsi, ému jusqu’aux larmes, honteux de sa faiblesse et