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cloches de l’église sonnaient le dernier coup de la grand’messe, et ce tintement lointain arrivait aux oreilles du métayer par-dessus les vieux chênes de la vallée. Celui-ci, les mains jointes, la tête penchée, écoutait avec recueillement ces voix aériennes, tout attristé de ne pouvoir répondre à leur appel. Il régnait dans la campagne un silence solennel ; les bœufs de travail, étendus dans l’étable, sur une fraîche litière, ruminaient nonchalamment en prenant leur part du repos du dimanche. Cependant le chien de garde, qui rôdait autour des bâtimens, fit entendre un aboiement prolongé. Louis leva la tête et regarda du côté de la porte : une vieille femme, vêtue de haillons, s’avançait lentement vers la métairie ; des mèches de cheveux blancs flottaient sur son cou noirci par le soleil, et sa main ridée s’appuyait sur un bâton de houx.

— C’est la vieille Jeanne, dit tout bas le métayer… La pauvre folle, elle ne connaît plus ni fêtes ni dimanches !… Tais-toi, l’Abri, tais-toi, mon chien.

L’animal avait cessé d’aboyer ; reconnaissant la vieille mendiante, il la laissa passer avec indifférence et s’alla coucher sur la paille. Jeanne venait à La Gaudinière de loin en loin, à des intervalles irréguliers. Sans s’annoncer par un bonjour, elle entra dans la maison d’un air inquiet, se hâta de refermer la porte derrière elle, et s’assit devant le foyer.

— Louis, mon garçon, dit-elle à demi-voix, as-tu du pain à me donner ?… Depuis hier midi, je n’ai rien mangé…

— Où donc avez-vous passé la nuit, mère Jeanne ?

— Dans le taillis là-bas, mon garçon. J’ai des cachettes dans tout le canton… Il faut bien avoir des gîtes comme le lièvre pour se garer des bleus !…

— Il n’y a plus de bleus, mère Jeanne, répliqua Louis ; le drapeau blanc ne flotte-t-il pas sur tous les clochers ?

— Te voilà comme les autres, toi aussi ! reprit la vieille avec colère. Mets le verrou à ta porte et fais le guet à la fenêtre, entends-tu, si tu veux que je mange tranquille.

Le métayer avait trempé une soupe de pain bis qu’il présenta à la vieille Jeanne. Celle-ci se mit à manger avidement tout en marmottant quelques imprécations contre les bleus, qu’elle croyait voir et entendre partout, la nuit comme le jour. Les souffrances prolongées qu’elle avait eues à endurer pendant les guerres de la Vendée ayant troublé sa raison, elle en était restée à ces jours terribles, et sa pauvre intelligence, subitement arrêtée, comme une pendule dont le ressort se brise, lui rendait toujours présens les désastres de l’armée vendéenne, dont elle avait été témoin. Depuis près de vingt années, la pauvre folle courait la campagne comme un spectre, objet de compassion pour ceux de son temps et sujet de risée pour les