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des champs, avait imprimé sur sa physionomie une tristesse mélancolique. Par suite, une extrême douceur était répandue sur tous ses traits, comme si elle eût voulu se faire pardonner cette imperfection de nature à force de soumission et d’obéissance. Pour être réduite à garder les moutons au fond du Bocage, une jeune fille ne se résigne pas volontiers à ne pouvoir plaire !… La Fileuse chantait donc, se croyant seule ; mais quand elle entendit les pas du paysan, son jeune maître, elle se tut, se rapprocha de ses brebis et fit un suprême effort pour rendre à ses deux pieds l’équilibre qui leur manquait. Elle allait, comme une perdrix craintive et blessée, non qu’elle eût peur du métayer, mais elle n’était que la servante de la métairie, une pauvre orpheline élevée par pitié, et le visage austère du jeune paysan lui inspirait le respect.

— Allons, Marie, dit le métayer quand il se trouva près de la jeune fille, voilà la nuit qui vient ; l’étoile du berger se montre. Presse-toi de rentrer les bêtes.

— En vérité, Louis, ce n’est pas ma faute si je suis en retard ! répondit celle-ci ; les mouches se sont mises après le troupeau, et les brebis sautaient par-dessus les haies comme si elles avaient vu le loup !… Elles m’ont bien fait courir, allez !…

— Je ne te dis point cela, pour te faire de la peine, reprit le métayer ; mais tu sais que ma mère n’est pas commode : elle pourrait te gronder.

— La maîtresse ne m’aime guère, il y a longtemps que je m’en suis aperçue, dit la Fileuse…


— Les gens du temps passé n’étaient pas tendres pour eux-mêmes ; il n’est donc pas étonnant qu’ils soient parfois un peu sévères à l’égard des autres.

Parlant ainsi, Louis agitait à tour de bras son chapeau à larges bords pour faire avancer le troupeau. Les brebis effarées trottèrent d’abord à petits pas en bêlant les unes après les autres. Quand elles furent en vue de la métairie, elles s’arrêtèrent brusquement, puis, prenant leur course au galop, elles vinrent se ranger devant la porte de la bergerie. À ce moment, Louis enjambait la barrière de l’aire pour rentrer à la maison par le jardin. Marie, qui restait en arrière, regardait avec une admiration secrète le grand jeune homme, si leste et si robuste, droit comme un chêne et doux comme un enfant ; mais Jacqueline, la vieille métayère, paraissait sur le seuil de la porte et promenait autour d’elle un regard mécontent.

— Eh bien ! voilà encore les ouailles qui reviennent seules des champs ?… où donc est Marie ?

— Elle vient, ma mère, répondit Louis, qui entrait au logis par la porte de derrière ; vous savez bien qu’elle ne peut pas aller vite.

Marie, haletante, fatiguée, arrivait d’un pas inégal. Tandis qu’elle