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quinze jours ils retournent de leur propre mouvement dans les fermes pour y recevoir un peu de sel ; puis, quand ils l’ont mangé, ils s’enfoncent de nouveau dans les solitudes. Le sel constitue dans ces libres contrées le lien entre l’homme et les animaux domestiques : mieux que la lyre d’Orphée, il rassemble au milieu du désert les brebis les plus farouches, les grandes bœufs aux longues cornes et les chevaux eux-mêmes, qui accourent de tous côtés et sortent de la profondeur des savanes à la vue du colon qui leur distribue cette friandise. Aucune autre substance, — on s’en est assuré, — n’exerce au même degré que ce talisman une sorte d’attraction et de pouvoir irrésistible sur les animaux les moins apprivoisés. En 1829, trois millions et demi de boisseaux de sel furent exportés d’Angleterre dans les États-Unis d’Amérique et dans les colonies anglaises du Nouveau-Monde. Une grande partie de cette riche cargaison était destinée aux bestiaux[1].

On a vu ce que l’Angleterre doit à sa position géographique et à l’une des richesses minérales de son territoire. Elle n’a qu’à tremper son doigt dans la mer ou qu’à creuser à une médiocre profondeur la surface de certains districts pour en extraire le sel, aussi nécessaire que le pain à la vie des habitans. Cette branche d’industrie donne lieu à un commerce d’exploitation considérable, crée sur les côtés une pépinière de marins et de pêcheurs et fournit aux arts utiles un germe de développement qui manque, du moins sur une échelle aussi étendue, à de grandes nations civilisées. Le sel jouait dans les religions et les cérémonies antiques un rôle auguste ; on l’offrait à la Divinité dans les Sacrifices. Il appartenait à l’économie politique de transformer le caractère mystique de cette substance. Il y a aussi quelque chose de religieux et de sacré dans le travail qui fouille la profondeur des mines, dans l’industrie qui épure et blanchit cette manne conservatrice de la nourriture et de la vie animale, dans le commerce qui échange les élémens du bien-être et qui consolide la paix entre les nations. Au moyen âge, le sel était un symbole d’alliance et de fraternité. Aujourd’hui encore, dans quelques contrées de l’Orient, deux hommes qui ont partagé ensemble ou échangé ce présent de la nature deviennent inviolables l’un pour l’autre. Puisse-t-il en être de même entre les sociétés de l’Europe !


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Dans le voisinage des lacs salés qui recouvrent certaines parties de l’Afrique et du Nouveau-Monde, des voyageurs anglais ont observé au milieu des forêts les traces d’animaux sauvages qui se frayaient un chemin vers ces lacs pour lécher la croûte de sel déposée sur les bords.