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sur les nobles mentons de la jeunesse, que mes canifs taillent les plumes destinées à courir sous les doigts des écrivains célèbres et des hommes d’état, que mes agrafes et mes cerceaux d’acier donnent aux femmes des salons les plus aristocratiques certaines formes que leur avait refusées la nature[1]. Je m’endors là-dessus plus content, et j’oublie pour une heure les soucis du commerce. »

Les ouvriers en limes constituent de leur côté une association très puissante. Les plus habiles d’entre eux gagnent jusqu’à 2, 3 et même 4 livres par semaine. Pour limiter la concurrence des bras, ils ne doivent prendre avec eux qu’un apprenti, deux au plus, — d’où il résulte que ce corps d’état est peu nombreux et ne s’accroît guère. Les membres paient par semaine à la caisse de l’union une somme proportionnée à leurs salaires. Ce capital, qui s’élève à la somme énorme de 30,000 livres sterling, est destiné à secourir les ouvriers malades[2], à défendre les intérêts généraux de la société, trade Society, et à maintenir les grèves en cas de besoin. On accuse ces travailleurs d’avoir exercé plus d’une fois sur les maîtres de fabrique une pression qui peut devenir funeste aux uns et aux autres dans un temps donné. Le prix élevé de la main-d’œuvre en Angleterre a fait naître,-dit-on, sur le continent des concurrences que de légères concessions de la part des ouvriers de Sheffield auraient anéanties. La sagesse voulait qu’on ne sacrifiât pas les intérêts de l’avenir à ceux du présent. Cette considération a été dédaignée par les ouvriers en limes et en scies, qui se reposent fièrement sur leur vieille renommée. De ce que les membres de ces corps d’état gagnent beaucoup d’argent, il ne faudrait pas conclure qu’ils fussent pour cela ni plus riches ni plus instruits. Il existe à Sheffield des institutions utiles, des écoles, des bibliothèques[3] ; mais jusqu’ici les lumières se sont peu répandues dans la classe laborieuse. Les foyers de dissipation et de désordre abondent d’un autre côté, et tarissent trop souvent le gain des industries les mieux rétribuées. Je ne parlerai point des sources de folles dépenses qui se retrouvent ailleurs ; mais il existe à Sheffield un véritable fléau vivant pour les ménages d’ouvriers, c’est le Scotchman. On nomme ainsi un marchand à la toilette, le plus souvent

  1. La mode des jupons larges et arrondis a fait naître dans l’industrie de Sheffield une branche nouvelle : ce n’est pas la moins fructueuse.
  2. Sur une lime, véritable objet d’art exposé en 1851 au Cristal-Palace, on lisait cette inscription : « Les ouvriers unis de Sheffield qui travaillent en limes, Sheffield united filesmiths, ont payé a leurs frères sans ouvrage, d’avril 1848 à avril 1849, la somme de 10,321 livres sterling. L’union fait la force. »
  3. Je nommerai surtout le Mechanic’s Institution, d’où les ouvriers peuvent emporter des livres moyennant une faible contribution. Il y a aussi le casino, où le plaisir s’associe à la science, utile dulci. À côté de la salle de danse et de concert s’ouvrent le soir un musée d’histoire naturelle et un cabinet d’objets d’art.