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a suscité dans ces derniers temps quelques concurrences. Il s’est élevé surtout en Allemagne des manufactures d’acier ; mais la cherté du sel sur le continent oppose un obstacle à leurs efforts, tandis que le bon marché de cette substance constitue entre les mains des fabricans de Sheffield : un privilège qui ne s’échappera point aisément. Ces derniers se plaignent ; néanmoins de ce que les Allemands, non contens de contrefaire leurs produits, y impriment encore la marque des fabriques anglaises. Des limes faites en Allemagne, et d’une qualité inférieure sont envoyées dans les autres pays avec les noms et les armes des premières maisons de Sheffield. Un fabricant de cette ville avait cru déconcerter la fraude en adoptant sur ses paquets d’envoi une étiquette qui contenait son nom, sa marque, et ces mots : « Imiter mes produits et ma signature est une félonie. » Les contrefacteurs copièrent l’étiquette et le reste sans oublier le mot félonie.

La vie des fabricans et des ouvriers de Sheffield présente quelques traits intéressans. Les lords de l’acier arrivent le matin en voiture ou à cheval dans leurs sombres et tristes ateliers, aux murs décrépits, aux escaliers de bois chancelans et usés, aux voûtes basses, aux salles humides et fumeuses, où les lois de l’hygiène n’ont pas toujours été respectées : Ils retournent le soir dans de riches maisons, entourées de jardins[1] et bâties sur la partie de la ville qui s’élève en colline. Il y en a même qui habitent dans la campagne d’opulentes villas, agréablement situées au revers des coteaux. Le paysage affecte autour d’eux un air d’élégance et de cérémonie. Des sentiers recouverts d’asphalte et secs même en hiver s’égarent au milieu des champs pour les plaisirs du promeneur. Les vitres des maisons, faites d’un seul morceau de glace, laissent entrevoir des fleurs rares, des femmes en fraîches toilettes et toutes les pompes de la vie de famille. Les idées de ces négocians ne s’étendent guère au-delà de l’horizon des affaires ; il est vrai que ce cercle embrasse une étendue considérable. L’un d’eux m’expliquait ainsi ses plaisirs : « Le soir, quand j’ai les pieds sur mon garde-feu, je songe que je dîne dans la personne de mes couteaux chez les rois et les grands de la terre, que mes scies et mes limes travaillent dans les deux mondes, que mes fins ciseaux d’acier découpent entre les doigts de la beauté les broderies riches et délicates, que mes rasoirs se promènent

  1. Quelques-uns de ces jardins sont tout modernes et n’en ont pas moins pour cela l’apparence d’une végétation ancienne. Cela tient à la manière de les former. Quand on bâtit une maison, les ouvriers relèvent le gazon, le roulent comme un tapis et le déposent dans un coin. Quand la bâtisse est terminée, on étend sur la partie destinée au jardin ce même gazon dont on ravive les couleurs avec de l’eau. On plante ensuite de grands arbres qui, grâce à des soins et à une méthode savante, reprennent racine.