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cette denrée et la liberté de la vente ont donné naissance, dans les trente dernières années, à l’industrie des marchands de sel sur la voie publique, salt street-dealers. Ces derniers se promènent dans les quartiers de Londres et jusque dans la campagne avec une petite voiture à surface plate, sur laquelle s’étalent des briques de sel d’une blancheur immaculée. Les plus consciencieux d’entre ces petits marchands, ceux qui tiennent à conserver pure leur réputation, achètent leur provision de sel à Moore’s wharf Paddington ; c’est le plus cher et le mieux raffiné. Ils le paient à raison de 2 shillings les cent livres et le revendent en détail à un penny la livre, car dans le débit le sel ne se mesure plus, il se pèse. On s’établit marchand de sel ambulant avec un très faible capital ; ce qui coûte le plus, c’est le cheval, l’âne ou le poney ; aussi plusieurs d’entre eux s’en passent et tirent bravement leur charrette. L’un de ces marchands que j’avais vu dans un temps à la tête d’un âne et d’une voiture, mais que je rencontrai plus tard sans autre auxiliaire que lui-même dans les rues de Plumstead, m’expliqua ainsi les motifs de cette réforme économique : « D’abord, dit-il, l’animal mangeait trop, sept ou huit pence par jour, et ensuite, comme la route est pierreuse, il avait trop souvent besoin d’être ferré à neuf. Un jour que je lui avais acheté une paire de chaussures[1], je m’aperçus que les miennes étaient en très mauvais état. Je pris alors la résolution de me passer d’âne et d’avoir aux pieds de meilleurs souliers. Je paie maintenant au cordonnier ce que je payais au maréchal ferrant, et je m’en trouve mieux. » Quoique assez considérable, l’armée des marchands de sel dans la rue se trouve limitée par la concurrence des marchands très nombreux qui vendent la même denrée dans les boutiques. Le sel de table anglais jouit d’une célébrité européenne, et il la mérite par la finesse, la pureté et la nature solide des briques, lesquelles ressemblent à des pains de sucre d’une forme plate et allongée. La consommation en est énorme : on a calculé qu’en France chaque individu absorbait par année 19 livres 1/2 de sel en moyenne, tandis que les habitans de la Grande-Bretagne en usent 22 livres par tète. Ln économiste distingué, M. M’Culloch, attribue à cette circonstance une certaine influence sur l’alimentation des deux races. C’est, selon lui, la raison pour laquelle un Anglais mange plus que ses voisins d’outre-Manche[2].

Le sel représente le principe conservateur dans la nature. Il communique une éternelle jeunesse, selon l’expression d’un poète

  1. La même racine s’emploie en anglais pour désigner un soulier d’homme et le fer d’un cheval, horse-shoe.
  2. La différence a été évaluée par les statistiques à deux livres et demie de plus par année pour chaque habitant des îles britanniques.