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société d’alors avec la différence des conditions réunies sous l’autorité du paterfamilias. À un certain endroit de la table se plaçait une grande cuve de sel qui servait de ligne de démarcation entre les supérieurs et les inférieurs. S’asseoir au-dessus du sel était le privilège d’un gentleman ou d’un homme de bonne famille, tandis que s’asseoir au-dessous du sel était une expression consacrée qui indiquait une humble situation dans la société. Il y avait aussi une dégradation correspondante dans la qualité des liqueurs : un vin généreux coulait à la tête de la table dans les cornes de taureau, puis la boisson devenait plus vulgaire, et finissait à la queue de la table par de la petite bière.

Aujourd’hui le sel, si l’on regarde au bon marché[1] de ce produit, est plutôt dans la Grande-Bretagne un symbole d’égalité que d’inégalité entre les classes. Il nous faut tout d’abord indiquer les causes qui ont réduit dans ces derniers temps à un si bas prix la valeur de cette denrée, en premier lieu la richesse des mines et des sources de sel en Angleterre, ensuite l’abolition de la taxe. Cette taxe avait été imposée par Guillaume III. En 1798, elle était de 5 shillings par boisseau, environ 1 penny par livre de sel ; mais elle s’éleva plus tard[2] jusqu’à 15 shillings par boisseau. L’opinion publique s’émut, et l’impôt sur le sel fut abrogé en 1823 par la chambre des communes. Il est curieux de voir avec quelle aisance le parlement anglais supprime tout à coup et sans réserve aucune des branches importantes du revenu public, dès que le sentiment général se prononce contre de telles contributions. Les conséquences de la mesure votée en 1823 furent heureuses. L’abolition de la taxe mit un terme à la contrebande du sel, qui s’exerçait jadis sur une échelle considérable. Les contrebandiers pratiquaient la fraude avec une audace extrême, traversant quelquefois les villages le dimanche en plein jour au moment où tout le monde assistait au service religieux. Le bruit de leurs lourds chariots roulant sur le pavé arrivait, dit-on, aux oreilles de la pieuse congrégation, scandalisée, mais immobile et contenue par l’austérité du rite protestant. Un autre service non moins considérable rendu par le retrait de la taxe a été de répandre l’usage d’une matière de première nécessité. Le sel est un produit dont les conséquences s’étendent à tout, au bien-être domestique, aux arts, à l’industrie, à l’agriculture.

Avant 1823 et même quelques années après l’abolition de l’impôt du sel, ce commerce était entre les mains de marchands en boutique, qui avaient besoin d’obtenir une licence spéciale. Le bon marché de

  1. 14 shillings la tonne.
  2. Lors de la guerre contre Napoléon.