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III

« Le sel est bon, dit l’Évangile, et si le sel venait à s’évanouir, avec quoi les hommes assaisonneraient-ils leur nourriture ? » Pour se faire une idée de la valeur d’un produit naturel, il faut en effet le supposer absent de la surface du globe. Cette hypothèse n’est d’ailleurs point dénuée de tout fondement, si l’on se place à un certain point de vue géographique. Il existe des contrées où le sel n’a point été jusqu’ici découvert et où, les relations commerciales étant extrêmement limitées, les habitans ne peuvent se procurer que par hasard cet objet de luxe. Je citerai comme exemple l’intérieur de l’Afrique. Là un voyageur européen s’étonne de voir les enfans sucer avec délices un morceau de sel gemme comme si c’était un morceau de sucre. Cette friandise est interdite aux pauvres ; aussi, dans le langage du pays, dire qu’un homme mange du sel avec ses provisions de table est une manière de déclarer que c’est un homme riche. Un célèbre voyageur anglais qui a visité ces régions barbares, Mungo-Park, avoue lui-même avoir beaucoup souffert de la privation de ce condiment. L’usage prolongé de la nourriture végétale sans assaisonnement de sel crée, dit-il, un malaise que les mots de la langue humaine ne peuvent exprimer.

Le sel n’est point un aliment par lui-même, mais il relève le goût de presque toutes les autres substances alimentaires. L’usage de ce condiment est très ancien et se perd dans la nuit des siècles. Un article de cuisine d’un emploi si journalier devait se mêler aux mœurs et aux superstitions domestiques. En Écosse, le plancher d’une maison neuve ou qui changeait de locataire était toujours saupoudré de sel ; on croyait ainsi introduire la bonne fortune. On plaçait aussi une assiette remplie de sel sur la poitrine d’un mort, après lui avoir fait la toilette funéraire. Cette coutume avait pour objet de conjurer les mauvaises influences. Le sel se rattachait en outre aux rapports de la vie sociale : le maître l’offrait à ses serviteurs, le chef de la maison le présentait à ses hôtes, comme un gage de la fidélité qui devait régner entre eux. Il servait même à marquer la distinction des rangs. Autrefois, en Écosse, les personnes considérables dînaient avec leurs subordonnés et leurs domestiques. Le chef de la maison occupait, ainsi que les membres de sa famille, le haut de la table, et le plancher de la salle s’élevait dans cet endroit-là comme pour leur faire honneur. Les convives les plus distingués s’asseyaient à côté des maîtres, les autres venaient à la suite ; le rang des personnes allait ainsi déclinant jusqu’au bout de la table, où se trouvaient les serviteurs. On avait là une image parfaite de la