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conclurent que les choses religieuses n’étaient pas du domaine de la pensée scientifique. De là date dans les esprits et dans la pratique cette séparation tranchée entre le naturel et le surnaturel, le profane et le sacré, les vérités rationnelles et les vérités révélées, séparation qui était auparavant peu sensible dans l’application, et dont le rôle depuis lors a été si grand dans notre littérature et notre politique. De là cette manière encore aujourd’hui si répandue de considérer une religion quelconque comme un enseignement qui s’impose au nom de l’autorité surnaturelle, et se trouve par son principe l’adversaire-né de la libre recherche. Cet antagonisme, une fois accepté des deux côtés comme l’état normal et naturel des choses, eut pour résultat, d’abord une lutte passionnée entre les deux grandes puissances, puis, et conformément au système qui triompha en politique, une indifférence polie et souvent affectée qui cachait tout le contraire d’une réconciliation. Il n’y a pas encore longtemps que la philosophie dominante parmi nous se retranchait systématiquement dans cette position, si commode pour un moment, si insoutenable à la longue, pour refuser de répondre aux questions les plus importantes que l’esprit humain se puisse poser. En cela, l’éclectisme, pour lequel on est souvent bien ingrat aujourd’hui, est un véritable enfant de ce XVIIIe siècle qu’il a tant combattu.

Quelque désireux que nous soyons de penser que l’Europe nous écoute et nous admire toujours, il faut bien nous l’avouer : les peuples qui marchent avec nous vers l’avenir et dans les mains desquels se trouvent, comme dans les nôtres, la direction de l’histoire, l’Allemagne du nord, l’Angleterre, la jeune Amérique, sont avides de connaissances religieuses, et ce n’est pas chez nous qu’elles vont les chercher. Qu’on parcoure une liste récente de publications allemandes ou anglaises, et l’on verra que les œuvres religieuses ou théologiques l’emportent toujours en nombre et en importance sur les autres, sans que celles-ci se trouvent pour cela dans une condition désavantageuse, si nous les comparons aux livres analogues qui se publient chez nous. Si l’on continue de nous lire à l’étranger, nous devons ce privilège à de vieilles habitudes, à notre langue, toujours aimée malgré tout le mal qu’on en dit, à nos grands classiques et au mérite exceptionnel de quelques œuvres contemporaines. Puis nous sommes très amusans. Nous fournissons aux lecteurs du monde entier des récréations inépuisables. On serait même encore bien plus avide, dans les familles allemandes et anglaises, de nos romans et de nos pièces de théâtre, si le sens moral y était toujours à la hauteur de l’esprit. Mais, encore une fois, cette influence de notre littérature s’arrête à la surface. Les hommes graves, les hommes qui donnent autour d’eux le ton et la direction de la pensée, ne