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qui applaudit le premier aux Précieuses ridicules le savait bien, que sans la commedia dell’ arte Molière n’eût pas créé la véritable comédie française. Elle n’est pas dans l’Amour médecin ou le Mariage forcé, la véritable comédie française : elle est dans Tartufe, elle est dans le Menteur, elle est dans l’étude des caractères, et non pas dans l’adroite mise en scène de situations comiques ou dans le défilé interminable des caricatures réalistes. On serait presque tenté de voir un retour direct à la commedia dell’ arte dans cette latitude laissée aujourd’hui à l’acteur de suivre l’inspiration du moment, dans ces mouvemens mécaniques et prévus de marionnettes agaçantes qui n’ont ni caractère ni personnalité. Cette fâcheuse tendance est malheureusement trop visible, et n’a-t-elle pas pour origine l’erreur ou l’orgueil de l’écrivain, trop disposé à nous présenter le premier ridicule grossi par un acteur vulgaire comme une faculté générale et typique ?

Toutefois, si l’on détourne les yeux de ces tourmens stériles de l’improvisation moderne, il faut rendre dans le passé pleine et entière justice à la comédie de l’art. Reflet capricieux de la plus mobile fantaisie, elle était composée d’élémens si subtils, qu’ils pouvaient difficilement se grouper et prendre corps dans une œuvre. Avec ces qualités fugitives, avec les attraits si fragiles de l’imprévu, elle a gouverné pendant des siècles cette race ardente,

Ce peuple ami de la gaité,
Qui donnerait gloire et beauté
Pour une orange,


cette nation amoureuse des contemplations extérieures, qu’attiraient d’un autre côté les formes les plus pures et les plus sévères expressions du beau plastique. Mais la meilleure part de gloire de la commedia dell’ arte, son droit le plus certain à revendiquer dans le domaine de la pensée une place supérieure, c’est l’influence qu’elle a exercée sur certaines imaginations. Illuminez un peu son obscur théâtre, et aussitôt vous verrez se grouper autour d’elle tous les esprits inquiets, toutes les âmes mécontentes de la réalité, ces poètes, ces musiciens, ces peintres, qui ne peuvent saisir leur idéal que dans le rêve et l’hallucination. C’est elle qui leur ouvre les portes des régions fantastiques où ils s’égarent ; c’est elle qui leur montre, agissant et parlant, ces êtres bizarres dont, ils soupçonnent les monstruosités morales et les difformités physiques. Callot, Charles Gozzi, Hoffmann, ces débauchés de la fantaisie, venaient chercher là l’enveloppe matérielle de leurs créations, et leur pensée, comme un papillon aux mille couleurs, s’échappait féconde et vive de ces chrysalides indécises de la bouffonnerie italienne, dont il faut encore une fois remercier M. Maurice Sand d’avoir établi la classification et raconté l’histoire avec la verve du peintre soutenue par la curiosité de l’érudit.

Eugène Lataye.
V. de Mars.