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tour à tour rempli ces rôles. Un fait digne de remarque, c’est le peu d’importance du faiseur de libretti à côté du type dramatique et du comédien.. Toute la part de l’auteur consistait dans un canevas léger que l’acteur développait à son gré et sans efforts. Il lui suffisait de se laisser aller à l’inspiration du moment, assuré qu’il était, en obéissant à ses seuls instincts, de satisfaire un public qui, au lieu de juger, ne demandait qu’à partager la sensation. Aussi la supériorité de la commedia dell’ arte sur la comédie noble et soutenue réside-t-elle plutôt dans l’interprétation que dans la conception. Il n’eût pas fallu à l’Italie moins qu’un Molière pour composer la comédie de caractères avec la comédie improvisée. Quelques-uns tentèrent cette difficile transformation. Au premier rang, M. Maurice Sand place Angelo Beolco, dit Ruzzante ( bouffon), qui naquit à Padoue au commencement du XVIe siècle. Ruzzante fut-il supérieur à Gozzi comme inspiration humoristique, à Goldoni comme fine observation et facilité heureuse ? Il est permis d’en douter. Quoi qu’il en soit, il faut tenir compte à Ruzzante d’avoir voulu, avec une intelligence de l’art que ne soupçonnèrent pas ses contemporains, donner à l’Italie un théâtre écrit véritablement national. Acteur et auteur, comme Shakspeare et Molière, il fut le premier, avec Calmo et Molino, qui rédigea ces improvisations que les autres poètes oubliaient quand ils avaient quitté la scène. On sait que les artistes et les jeunes gens nobles se faisaient un honneur de monter sur les planches et d’y interpréter la commedia dell’ arte. Hoffmann, dans un de ses meilleurs contes, nous a montré Salvator Rosa jouant, avec quelle verve ! le rôle de signor Formica au théâtre romain de Nicolo Musso, et il l’a entouré de véritables types scéniques, tels que messer Pasquale Capuzzi, le docteur Splendiano Accoramboni, et l’infortuné nain Phichinaccio. Si Ruzzante n’atteignit pas complètement la comédie de caractères, il opposa du moins la comédie réelle à la comédie de convention. Presque tous ses personnages restèrent au théâtre comme des figures typiques, entre autres Truffaldin.

Enfin en 1528 Ruzzante composa sa première comédie en prose, où chaque rôle était écrit dans un dialecte différent. Il y avait là sans doute un grand progrès pour l’étude de mœurs et l’observation de la nature, mais n’était-ce point aussi enlever à la commedia dell’ arte le caractère général qui eût pu tôt ou tard la transformer ? Ruzzante voulait cette séparation complète, car il dit lui-même : « Personne ne veut plus parler sa langue, on veut contrefaire les Florentins ; c’est comme si moi, qui suis de Padoue, je voulais écrire en allemand ou en français. » Ce ne fut du reste que dans les dernières années de sa vie, — il mourut à quarante ans, — que Ruzzante eut l’idée d’écrire et de mettre en ordre la plupart de ses pièces. Tempérament mélancolique et railleur, délicat observateur des nuances, patriote éloquent, Angelo Beolco est lui-même un caractère curieux et sympathique. Des éclairs de tristesse et de vraie passion viennent illuminer sa gaieté bouffonne. L’observation directe qu’il faisait de la nature lui a inspiré quelques scènes d’une vérité et d’une beauté saisissantes. Avec lui, le cœur humain apparaît pour la première fois dans les types de la commedia dell’ arte. On peut en juger par le dialogue suivant, où l’analyse morale tient la première place. Messer Andronico a enlevé au paysan Bilora sa femme Dina. Bilora, qui aime sa