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a occupé tous les érudits et les beaux esprits de la renaissance, et dont les tentatives de restauration ont amené la naissance de ce merle blanc qu’on appelle l’opéra. Ce sont les Italiens qui ont couvé et mis au monde ce bel oiseau qui les a bien étonnés, et dont le ramage a fini par leur faire oublier le but qu’ils s’étaient proposé d’abord. Gluck, qui ne riait pas, quoiqu’il ait fait des opéras-comiques, et des opéras-comiques français, indigné d’un si grand oubli de ce qu’il croyait être la vérité, voulut remonter à l’origine de ce grand spectacle de la Grèce où Eschyle, Sophocle et Euripide faisaient parler sur le théâtre d’Athènes les dieux et les hommes aux sons d’une musique sur la nature de laquelle on discute encore. Qu’était-ce en effet que la musique de ce peuple si bien doué qui, dans tous les arts de l’esprit, nous a laissé des monumens d’une perfection désespérante, et quelle part avait-elle dans ces tragédies antiques où l’épopée des temps primitifs, l’hymne religieuse et patriotique se mêlaient à la peinture des grandes passions plus que des caractères[1] ? On n’en sait véritablement rien ; mais c’est en cherchant à expliquer cette énigme et en voulant recomposer ce mélange indéfini de poésie, de déclamation et de musique, que l’esprit moderne a créé l’opéra, dont les premiers essais, tels que l’Orfeo de Monteverde, renferment déjà le germe de ce drame complexe, de ce récitatif enveloppé de musique, de cette mélopée antique enfin dont Gluck a été si heureusement préoccupé. Génie tendre et vigoureux, imagination plus antique que moderne, Gluck n’a presque traité que des sujets empruntés à la fable et à l’histoire de la Grèce, Télémaque, Orphée, Alceste, Paris et Hélène, les deux Iphigénie, Écho et Narcisse. Armide est le seul grand ouvrage de Gluck qui appartienne à la poésie moderne, et c’est aussi l’opéra le plus musical et le plus varié de tons et d’incidens qu’ait écrit ce compositeur sublime. S’il existe une œuvre dramatique qui puisse nous donner un pressentiment de ce que pouvait être la tragédie grecque, ce sont les opéras de Gluck tels qu’Orphée, Alceste et les deux Iphigénie. Gluck est le vrai traducteur de Sophocle, d’Euripide et de Virgile, comme Beethoven et Mendelssohn l’ont été de la poésie de Shakspeare, et Weber de la partie fantastique du génie de Goethe et de la poésie allemande. Dans le style de ce grand peintre du cœur humain, il y a quelque chose de la vigueur héroïque et de la tension parfois extrême du style de Corneille, mais tempéré, adouci par une grâce et une mélancolie toutes virgiliennes, par ce calme philosophique et cette couleur religieuse du paganisme qui caractérisent l’œuvre du Poussin : trois fiers et sobres génies bien dignes de représenter l’idéal de l’art de la France.

O vous qui aimez ce qui touche et élève l’âme, l’art qui épure les mœurs par le mirage de la beauté qui survit à la sensation, allez au Théâtre-Lyrique entendre chanter Orphée aux dieux infernaux :

Laissez-vous fléchir par mes pleurs !


P. SCUDO.

  1. Sur la question de savoir si les Grecs ont connu l’harmonie simultanée des sons, M. Fétis a publié un mémoire plein d’érudition dont les conclusions ous paraissent irréfutables.