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cuisinier. Assurément Gluck n’était pas un savant musicien comme on l’entend dans les écoles, ce fut un grand peintre des passions. Il n’y a eu qu’un seul exemple dans le monde d’un musicien universel chantant sur tous les modes, dont le savoir égalait le génie, et qui a été aussi créateur dans la science de la forme que dans l’ordre des idées : c’est Mozart. Voilà pourquoi Gluck a rencontré dans son pays un grand nombre d’adversaires, surtout à Berlin, où dominaient l’école et l’influence de Bach. Kirnberger, un savant théoricien au service de la princesse Amélie, sœur du grand Frédéric, et plus tard Forkel, écrivain éminent et un des historiens de la musique, ont combattu par d’assez pauvres raisons la renommée de Gluck. La princesse Amélie a osé dire du chantre d’Orphée ce que Mme de Sévigné s’est permis sur le génie de Racine : Il passera comme le café ! Le café est resté, et Gluck charme encore tous ceux qui sont dignes de le comprendre. En France, Gluck a eu de chauds et d’habiles partisans, parmi lesquels nous citerons surtout l’abbé Arnaud et Rousseau. L’abbé Arnaud, qui était un homme érudit pour un écrivain du XVIIIe siècle, savait le grec et la musique, et parlait pertinemment d’un art qui est encore aujourd’hui le sujet de tant de divagations. Il a apprécié l’œuvre de Gluck en poète et en philosophe, et n’a pas peu contribué, par sa polémique chaleureuse et éclairée, à raffermir le public dans l’admiration du grand réformateur. Rousseau, qui n’est intervenu qu’incidemment dans la lutte des piccinistes et des gluckistes, a dit sur le système déclamatoire de Gluck, dont il admirait le génie pathétique, comme il a admiré plus tard Grétry, ce Molière de l’opéra-comique, les meilleures raisons qu’on pût émettre pour en combattre l’excès. « J’oserai dire, écrit Rousseau[1], que le plaisir de l’oreille doit quelquefois l’emporter sur la vérité de l’expression, car la musique ne saurait aller au cœur que par le charme de la mélodie, et s’il n’était question que de rendre l’accent de la passion, l’art de la déclamation suffirait seul, et la musique, devenue inutile, serait plutôt importune qu’agréable. Voilà l’un des écueils que le compositeur, trop plein de son expression, doit éviter soigneusement. Il y a dans tous les bons opéras, et surtout dans ceux de M. Gluck, mille morceaux qui font couler des larmes par la musique, et qui ne donneraient qu’une émotion médiocre ou nulle, dépourvus de son secours, quelque bien déclamés qu’ils pussent être. » Rousseau a mis le doigt sur le vrai nœud de la question, et Gluck lui-même ne pouvait pas être d’un autre avis. L’histoire du drame lyrique, depuis Lulli jusqu’à Rossini et Meyerbeer, prouve surabondamment qu’il s’agit toujours de la même question de vérité logique et de sentiment, et que sur un thème donné par l’esprit et le goût suprême de la France, chaque maître vient ajouter les variations de sa propre nature, celles de son temps et des progrès incontestables de l’art musical.

Dans le groupe assez restreint des grands compositeurs dramatiques, Gluck occupe une place tout à fait à part. Physionomie sévère et cœur ardent, philosophe et peintre des passions, musicien d’instinct plus que de savoir, Gluck s’est épris de ce bel idéal de la poésie antique unie à la musique qui

  1. Observations sur l’Alceste de M. Gluck.