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Branchu à l’Académie de musique. Elle dit le fameux air du second acte, — laissez-vous fléchir par mes pleurs, — avec un mélange d’attendrissement et de fierté qui en appelle au destin, qui étonne le public, sans qu’il se rende bien compte de la justesse des nuances, et elle chante l’air final avec une telle gradation d’émotion, qu’elle en forme un drame intérieur dont chaque couplet est la manifestation nouvelle du même sentiment. C’est une composition de caractère digne du modèle que la grande artiste avait à rendre.

Aussi la foule se porte-t-elle au Théâtre-Lyrique. Orphée, nous l’espérons, aura le retentissement des Noces de Figaro, car il n’y a pas une personne de goût qui puisse se dispenser d’aller entendre un pareil chef-d’œuvre si dignement interprété. Un de mes amis, en sortant de la première représentation de l’opéra de Gluck, écrivait à une femme d’une haute distinction égarée dans un pays lointain, qui touche presque à la contrée barbare où ce pauvre Orphée a été méchamment mis à mort : — Hâtez-vous de revenir à Paris, quittez tout, père, mère et grands parens, pour venir entendre chanter à Mme Viardot :

J’ai perdu mon Eurydice, Rien n’égale mon malheur.


Cet air incomparable, je l’ai entendu chanter trois fois dans ma vie de manière à me laisser une impression qui ne s’est point effacée. La première fois, ce fut par Garat, chanteur inimitable, en qui s’était incarné pour ainsi dire le génie de Gluck. Il était vieux, cassé, sans voix, d’un extérieur ridicule et le nez barbouillé de tabac ; mais j’ai encore au fond de l’âme l’accent qu’il mit dans cette phrase incidente : — Sort cruel, quelle rigueur ! — en s’accompagnant avec quatre doigts crochus sur une pauvre épinette aux sons criards. Mon ancien camarade Duprez disait le même air, à l’école de Choron, avec ce grand style qui a fait sa renommée, et qu’il possédait déjà à l’âge de quinze ans. Notre illustre maître Choron ne manquait pas de pleurer en s’écriant, comme un enfant : C’est diablement beau ! La troisième fois enfin, ce fut Mme Pasta qui chanta dans la langue et le style de Guadagni :

Che farò senza Euridice ?
Dove andrò senza il mio bene ?


Le talent de Mme Viardot a réveillé en moi ces beaux souvenirs.

La réapparition d’un opéra de Gluck sur un théâtre de Paris est un événement qui aura sa signification historique. Il est bon que dans un temps de travail hâtif et de fiévreuse impatience comme le nôtre, on soit bien convaincu que le beau est impérissable, et que rien ne se peut, dans les arts, sans la grâce du génie. Dans un récent article du Journal des Débats, M. Berlioz a relevé avec justesse dans la partition d’Orphée quelques passages entachés d’irrégularité. De pareilles fautes, et de plus grandes encore, se remarquent dans toutes les œuvres de ce grand homme, ce qui n’a pas empêché son génie de crever la nue, mais ce qui explique pourtant le mot un peu dur de Haendel sur Gluck : Il ne sait pas plus de contre-point que mon