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des virtuoses qui avaient transformé l’opéra en un concert, selon l’heureuse expression de l’abbé Arnaud, Gluck conçut le projet de couronner sa vie par une réforme du drame lyrique. Pour accomplir cette réforme, qui était désirée depuis longtemps par tous les bons esprits de l’Italie, témoin le charmant opuscule de Benedetto Marcello, — Il Teatro alla moda, — où ce grand et profond musicien se moque avec tant de grâce des extravagances qui remplissaient le théâtre italien, Gluck avait besoin d’un poète de talent qui partageât ses idées. Il trouva le collaborateur qu’il cherchait dans Baniero Calzabigi, de Livourne, qui était connu pour une belle édition qu’il avait donnée des œuvres de Métastase. Calzabigi fut au génie de Gluck ce que Lorenzo da Ponte a été au génie de Mozart, un habile interprète de son instinct créateur, j’oserais presque dire, avec Platon, l’accoucheur de sa musique, plus antique que moderne. Calzabigi écrivit donc, sous la dictée de Gluck, les poèmes d’Orfeo, d’Alceste, de Paride ed Elena, ainsi que les deux remarquables épîtres où le compositeur expose les principes de la réforme qu’il a voulu accomplir. Les trois opéras italiens que nous venons de nommer marquent la seconde période de la carrière de Gluck, celle où il a pleine confiance de sa force et des tendances de son génie, éminemment dramatique. C’est alors, à l’âge de soixante ans, que Gluck forme le projet de composer des ouvrages lyriques pour une nation que son goût et ses traditions rendaient plus apte à apprécier ses efforts. Iphigénie en Aulide, qui paraît à l’Opéra le 19 avril 1774, Orphée, Alceste, Armide, et Iphigénie en Tauride, représentée le 18 mai 1779, excitent l’enthousiasme de la France, et donnent lieu à une polémique ardente d’où il s’est dégagé de solides vérités.

La querelle des gluckistes et des piccinistes n’a pas été, comme on l’a dit, une querelle d’Allemands, une vaine dispute de littérateurs et de sophistes qui sont venus s’interposer entre deux grands musiciens, en opposant les qualités de l’un aux défauts de l’autre. Au fond de ce débat, où ont figuré d’excellens esprits, il s’agit moins de savoir si Gluck est supérieur à Piccini, son rival, que de décider qui l’emportera de deux tendances extrêmes de la nature humaine, de deux manifestations exclusives de l’art. La querelle dure encore, et il y aura des piccinistes et des gluckistes tant qu’il existera sur la terre des hommes du midi et des hommes du nord, des spiritualistes et des sensualistes absolus, méconnaissant la moitié de la vérité. Gluck et Piccini appartenaient aux deux grands peuples qui ont pour ainsi dire créé la musique moderne ; mais leur rivalité s’est produite en France, dont le goût suprême et la raison tempérée de grâce exercent, sur les œuvres du génie, ce rôle de modérateur qu’on lui voit jouer incessamment dans l’histoire de la civilisation occidentale. On pourrait dire de l’esprit de la France ce que Voltaire a dit de Dieu : « S’il n’existait pas, il faudrait l’inventer, » pour concilier en un tout harmonieux l’exubérance d’individualité et de facultés créatrices qui distinguent les autres peuples de l’Europe.

Le système de Gluck, qui, comme tous les systèmes formulés par de grands artistes, n’était guère que l’exaltation de ses propres qualités, de sa manière de voir et de sentir, consistait à vouloir la subordination de l’art musical à la vérité dramatique, à mettre au-dessus de la phrase mélodique