Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/722

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à mon souvenir une certaine scène du Nouveau Testament pleine de prophéties obscures et de divins pressentimens. La scène se passe après la résurrection de Jésus, pendant les quarante jours qu’il consentit à séjourner encore parmi ses disciples pour leur donner ses dernières instructions. Un jour il s’arrêta pensif devant Pierre, et il lui dit : « Pierre, m’aimes-tu ? — Seigneur, répondit Pierre, vous savez bien que je vous aime. » Mais le Sauveur, préoccupé d’une pensée prophétique, arrêta sur lui ce regard limpide qui avait si souvent déconcerté les scribes et les pharisiens. Ayons l’audace d’interpréter le langage de ce regard. Il disait : Pierre, je te connais, tu as été bien souvent l’objet de mes soucis. Pierre, tu as le dévouement sans bornes, mais aussi la lâche défaillance charnelle de l’homme du peuple. La nature et la grâce sont tout chez toi. Tu n’es mené que par l’instinct, et tu as besoin pour te soutenir de la puissante main de mon père. Tu te sauves de la violence par l’humilité, et de l’humilité par la ruse. Dans le jardin des Oliviers, tu as coupé par amour pour moi l’oreille de Malchus, et cependant le lendemain tu me renias et tu dis à la populace ameutée contre moi : « Non, je ne connais pas cet homme. » Aujourd’hui tu dis que tu m’aimes, et demain quelqu’un que tu ne connais pas encore te surprendra faisant la pâque avec les mondains hébraïsans. Pierre, en expiation de tes fautes, tu te feras crucifier la tête en bas, car aucun dévouement ne te coûte ; mais il t’arrivera de persécuter l’innocent et de verser le sang du juste. Toi qui es sorti de la pauvreté, tu renieras tes frères et tu pactiseras volontiers avec les heureux et les riches. Le pharisaïsme t’envahira ; tu jugeras les âmes sur des preuves controuvées, et tu diras comme les persécuteurs de la synagogue : « Les œuvres sont tout, car elles sont visibles, et qu’est-ce que la foi sans les œuvres ? » Par trois fois le Sauveur adressa à Pierre la même demande : « M’aimes-tu ? » et trois fois Pierre répondit : « Seigneur, vous savez que je vous aime. — Va donc, et pais mes brebis, répondit Jésus ; mais un autre viendra qui ceindra le glaive et te poussera là où tu ne voudras pas aller, » l’apôtre de la parole vivante et de la justification par la foi !


EMILE MONTEGUT.