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repousse les sympathies trop directes et les condamne comme un tendre espionnage, elle a souffert seule et cicatrisé seule ses blessures. Aussi connaît-elle les secrets les plus douloureux de la vie, et peut-elle dire avec vérité : « J’ai aimé, j’aime ; j’ai souffert, je souffrirai. Bien des objets de ma tendresse ont passé derrière le voile. J’ai vu descendre autour de moi cette nuit peuplée de fantômes qui s’abat sur l’âme en deuil. Les remords trop tard venus, les appels désolés dans un inexorable silence, les détresses, les doutes, la révolte elle-même et cet abattement pire que la mort, j’ai tout savouré. » Ce sont là des confessions que peuvent seules faire les âmes fières qui n’ont eu qu’elles pour appui et n’ont cherché d’appui qu’en elles, et que ne peuvent faire ces âmes heureuses dans leur faiblesse, auxquelles tout tronc est bon comme le lierre pour vivre et grandir ! Aussi ces aveux sont-ils parfois navrans et remplis d’une amertume qui nous gagne le cœur. Écoutez. Je prends au hasard entre tant d’autres une de ces pages douloureuses où les misères de notre nature sont étalées non avec la complaisance de l’analyste mondain, mais avec la sévérité attristée d’une âme religieuse indignée contre elle-même, indignée de ne pouvoir souffrir encore plus qu’elle ne souffre, de ne pouvoir aimer encore plus qu’elle n’aime. « Nous sommes plus vivaces que l’hydre aux cent têtes ; coupez, coupez, abattez ici, abattez là, jonchez le sol de nos membres, ne laissez qu’un tronçon sanglant ; il se tordra, puis il séchera ses plaies, puis il se glissera en quelque frais sentier, sous les feuilles, parmi l’herbe ; il trouvera quelque retraite ombreuse, et il vivra. Voila le pire état, s’avouer à soi-même qu’on peut être mutilé et vivre, que telle séparation peut s’opérer et la blessure se fermer, que la foudre peut éclater et le ciel redevenir serein, que, le cœur arraché, on marchera pourtant, on marchera sans y trouver trop de peine ; qu’à défaut de la vie toute pénétrée d’amour, on se créera une petite existence tranquille, où dominera l’intelligence, la matière, selon l’individu, et qu’il viendra un jour où de bonne foi l’on confessera qu’après l’orage on se porte mieux qu’avant, que seul à voyager on va plus à l’aise, un jour où l’égoïsme, l’horrible égoïsme s’assiéra vainqueur sur les ruines de tout un passé. Là est la suprême infortune : se retrouver au bout, seul, vis-à-vis de soi, et s’avouer qu’on est à soi-même son univers ! Là prend le dégoût mortel, là le souverain mépris. » Qu’en pensez-vous ? Ce n’est point là le ton d’une âme vulgaire. Cette même note résonne infatigablement dans les deux petits volumes ; elle est comme la basse fondamentale de la musique plaintive qui les remplit. C’est un des sentimens les plus profonds, les plus poétiques de l’âme, et que connaissent seuls les privilégiés de la souffrance ; ceux-là, loin de se croire payés d’ingratitude, ne croient jamais assez donner ; ils se