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en est de même de l’âme : dès qu’une doctrine l’a mise aux fers, dès qu’elle lui impose un langage de secte, elle lui a fait perdre la puissance de toucher les autres âmes. Le sectaire n’est jamais désintéressé, et dans les choses spirituelles comme dans les choses temporelles le désintéressement est la vertu suprême qui enlève tous les cœurs et abat les résistances opiniâtres des volontés.

Si nous avions trouvé dans les écrits récens de Mme de Gasparin, — nous ne croyons commettre aucune indiscrétion en la nommant, — une empreinte trop marquée de l’esprit de secte, quelles que soient nos sympathies pour cette noble forme du christianisme qui porte le nom de protestantisme, nous nous serions dispensé d’en entretenir le public. Pour dire toute la vérité, nous avons craint de la rencontrer, et nous avons hésité longtemps avant d’ouvrir ces livres. Nous redoutions des doctrines absolues, une ardeur trop exclusive, une sympathie plus genevoise qu’humaine. Nous étions plongé dans la plus injuste des erreurs[1]. Le protestantisme se retrouve dans ces livres ; mais il y est semblable à ces marques légères si bien nommées grains de beauté, qui ne servent en effet qu’à mieux faire ressortir les charmes d’un beau visage, et qui en sont quelquefois l’attrait original. Rien qui fasse un instant penser qu’il y a parmi les hommes des opinions irréconciliables, des dissidences et des haines, rien qui vous donne envie de mesurer l’intervalle qui sépare l’église réformée de l’église de Rome. Dieu et la nature remplissent seuls ces livres écrits dans la solitude et la paix. Je cherche l’emblème qui leur convient et qui pourrait leur servir de frontispice, et je n’en trouve qu’un seul : une Bible ouverte sous un chêne, sur un banc de mousse, et dont les vents du soir tournent les feuillets. Regardez bien l’endroit où le saint livre est entr’ouvert ; il y a fort à parier que vous ne tomberez pas sur les pages qui racontent comment furent massacrés ceux qui prononçaient incorrectement le fameux mot shibboleth, ou quelle vengeance les enfans de Lévi tirèrent de leurs ennemis, ou comment les prophètes appelèrent la justice de Dieu sur les rois impies d’Israël. Non, le livre est probablement ouvert à l’endroit où est raconté quelle fut la tendresse de Ruth pour Noémi, et comment cette tendresse fut récompensée par Booz, quelle fut la patience de Job, ou mieux encore quelles consolations le Christ prodigua à la Samaritaine. Mme de Gasparin, comme tous ses coreligionnaires, lit la Bible, qu’elle regarde comme la parole même de l’Eternel ; mais avec une pieuse hardiesse qui sied bien à une âme féminine, elle se donne le droit de choisir parmi les promesses

  1. C’est par un article charmant de M. Laboulaye, publié dans le Journal des Débats d’avril 1859, que cette erreur a été dissipée. Nous avons été plusieurs mois encore avant de comprendre la sens profond de cet article attristé, qui commence par le sonnet de Wordsworth : la Rêverie de la pauvre Suzanne.