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près de M. Necker que de M. de Choiseul, qui ne fut jamais ministre de Louis XVI, et après tout il était encore favorisé par sa fortune. Il avait été heureux dans sa carrière et dans sa disgrâce opportune ; il était heureux de ne plus reprendre le pouvoir dans des circonstances qui s’aggravaient chaque jour ; il était heureux enfin de mourir bientôt après, en 1785 : il échappait aux tragiques épreuves qui allaient venir, et il restait le ministre brillant que l’exil avait fait populaire. De ces autres personnes qu’on voit autour de lui et qui ravivent aujourd’hui son image d’une manière imprévue, Mme Du Deffand l’avait précédé dans la tombe ; elle était morte en 1780. L’abbé Barthélémy mourut en 1795 ; la duchesse de Choiseul ne s’éteignit qu’en 1801, et vécut assez pour trouver bien douces les tracasseries qu’elle avait essuyées et les colères qu’elle avait ressenties.

Toutes ces choses sont passées et bien d’autres encore. Au temps de sa disgrâce, M. de Choiseul avait eu l’idée d’élever un monument en forme de pagode ou d’obélisque, destiné à immortaliser ce moment de sa vie et à consacrer sa reconnaissance pour tant de témoignages d’intérêt qu’il avait reçus. Les noms de tous ceux qui l’avaient visité pendant l’exil étaient inscrits sur des tables de marbre. Des magnificences de Chanteloup il ne restait, il y a peu d’années, que cette pagode, une sorte de haute tour ruinée et d’un aspect étrange au milieu de la forêt d’Amboise. Cette haute tour solitaire et bizarre, frivolité fastueuse et détériorée qui domine encore les cimes chaque année reverdies des arbres de la forêt, n’est-elle pas un peu l’image de ce passé du dernier siècle, qu’on voit au loin se dessiner au-dessus des générations qui se succèdent animées d’une vie nouvelle ? Il ne faut pas trop s’attarder dans ce XVIIIe siècle ; on est toujours tenté de dire de cette société ce que Mme Du Deffand fit de cette duchesse de Chaulnes, galante jusqu’au bout, qui prétendait qu’une duchesse avait toujours trente ans pour un bourgeois : « Dénué de sentiment et de passion, son esprit est une flamme sans feu et sans chaleur, mais qui ne laisse pas de répandre une grande lumière. » Ce qu’on peut ajouter de mieux, c’est que de tant de héros frivoles il y en eut qui à l’heure de l’épreuve montrèrent une âme fière. La sœur de M. de Choiseul, la duchesse de Grammont elle-même, sut être héroïque devant le bourreau. Dieu, qui refusa à cette société la sagesse de la vie, lui accorda du moins la suprême fortune de se relever par le malheur, souvent par l’héroïsme de la mort, et par cette attitude de victime avec laquelle elle est entrée dans l’histoire.


CHARLES DE MAZADE.