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tapissier qu’il était bon ministre… » Et c’est ainsi que ces brillans acteurs de la scène publique, quand ils abdiquent d’eux-mêmes ou quand ils sont emportés par un orage, se mettent à faire des horloges, à cultiver leurs fleurs ou à faire de la tapisserie ; ils ont un air de superbe indifférence et en même temps ils veulent qu’on s’occupe d’eux ; ils ne peuvent souffrir qu’on dise qu’ils sont malades, et ils conservent toujours quelque vague espoir de retour. Ils aiment surtout à entendre répéter, comme le fait si souvent Mme Du Deffand, que tout va mal, que le monde ne peut marcher ainsi. « Tout ceci ne saurait subsister ; dans deux ans, on croira avoir fait un mauvais rêve… Les choses sont au point que le remède, tel qu’il puisse être, ne sera jamais pire que le mal… » Le remède, où était-il ? Qui le prévoyait alors, si hardi qu’il fût dans ses pressentimens de l’avenir ? Et parmi tous ces hôtes attirés à Chanteloup par la mode, la curiosité, l’attachement ou le calcul, n’y avait-il pas plus d’une tête déjà désignée de loin au bourreau par un doigt invisible ?

La disgrâce de M. de Choiseul, cette disgrâce si savamment administrée, ne finit qu’en 1774, à la mort du roi, qui fut saluée à Chanteloup comme à Paris par des chansons et de petits vers fort libres. L’ancien ministre fit sa rentrée à la cour, et il fut peu après du sacre de Louis XVI. Dès lors le prestige de l’exil s’évanouit. Un moment on put croire, dans le monde de M. de Choiseul, et lui-même il crut sans doute à la possibilité d’un retour triomphal au pouvoir ; il s’y attendait visiblement. C’était lui qui avait négocié autrefois le mariage de la reine Marie-Antoinette, mais c’était lui aussi qui, dans l’enivrement de la puissance, avait dit à l’ancien dauphin ce mot sanglant dont son fils, le nouveau roi, se souvenait involontairement peut-être : « Je pourrai avoir le malheur d’être votre sujet, je ne serai jamais votre serviteur. » Puis le ministre de Louis XV, avec ses goûts mondains et sa prodigalité fastueuse, ne pouvait être l’homme de Louis XVI, qui disait : « Tout ce qui est, Choiseul est mangeur. » Enfin quatre années s’étaient passées, tout avait changé. L’illusion cependant persiste assez longtemps, on le voit, dans le monde de M. de Choiseul. Deux ans encore après la mort de Louis XV, en 1776, Mme Du Deffand écrit : « Le renvoi de Turgot me plaît extrêmement. Tout me paraît en bon train ; mais assurément nous n’en resterons pas là… Bien des gens croient que M. de Clugny n’acceptera pas. Je trouve que cette décoration présente en annonce une autre, et la rend nécessaire… » Ce n’est qu’une illusion obstinée, et à mesure que le temps passe, on distingue, il me semble, dans les lettres nouvelles un certain sentiment d’attente trompée, une sorte d’étonnement de voir fuir tout à la fois les piquans avantages de l’exil et l’espoir du ministère. On était plus