Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/698

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fléau ou une divinité. Ce ne sont que les lois qui gouvernent réellement, parce que ce sont elles qui réunissent toutes les forces et tous les intérêts. Le plus coupable de tous les projets est celui de les détruire ; le plus atroce des crimes est l’exécution de ce projet. Dans les guerres civiles, chacun étant en action pour son compte, l’activité de l’âme ne lui permet pas de se replier sur elle-même et de s’abandonner à la tristesse. Aujourd’hui reflet de la suppression des lois doit être l’engourdissement total ; nous n’avons rien à faire, nous ne pouvons que nous affliger ! Je ne vous conseille pas de vous adresser à moi quand vous craindrez les vapeurs, et que vous voudrez vous faire faire de la gaieté. »


On voit jusqu’où pouvait aller, il y a un siècle, une femme du monde, — la femme d’un ministre disgracié, il est vrai, — parlant de politique entre une nouvelle de Versailles et un récit des aventures de Chanteloup. Lorsque la révolution suédoise de 1772 éclatait, et que le roi Gustave III faisait un coup d’état pour rétablir en ce temps le principe d’autorité et relever la royauté de la tutelle du sénat en rendant, assurait-il, la liberté au peuple, le comte de Scheffer, ami et ministre du roi, écrivit à M. de Creutz, ambassadeur de Suède à Paris, une lettre où il exaltait son prince et l’acte restaurateur qu’il venait d’accomplir. La duchesse de Choiseul ne se laissait pas éblouir et tromper par les mots, et elle écrivait : « Je n’entends guère cette liberté que le roi de Suède a rendue à sa nation en se réservant à lui le droit de tout proposer, de tout faire, de tout empêcher ! N’avez-vous pas ri de cette phrase du comte de Scheffer, qui dit que le peuple ne se plaint que de ce que le roi n’ait pas gardé le pouvoir absolu ? Pauvre peuple ! comme on le fait parler partout, et comme on l’interprète ! Quelle plate lettre ! quel faux et froid enthousiasme ! quelle basse adulation ! Oh ! oui, je crois bien que le comte de Creutz est enchanté parce qu’il se croit bien aise ; mais je voudrais demander à tous ceux qui aiment tant le pouvoir absolu s’ils ont parole d’y avoir part, comme ils l’ont à la liberté publique, et s’ils ont sûreté de garder celle que le hasard leur y donnerait ? » Telle se montre cette curieuse personne, avec son esprit, sa grâce, sa nature sensée et juste, ses fiertés délicates et ses hardiesses, entre Mme Du Deffand et l’abbé Barthélémy, dont les lettres forment avec celles de la duchesse de Choiseul elle-même une sorte de drame animé, à travers lequel on aperçoit le XVIIIe siècle à une de ses heures les plus décisives.

Et ces trois personnages, qui tiennent pour ainsi dire le dé de la conversation écrite entre Paris et Chanteloup, qui se peignent eux-mêmes, qui échangent mille traits d’observation sur les hommes et les choses de leur temps, de quoi sont-ils incessamment occupés ? C’est M. de Choiseul, je l’ai dit, qui est le héros de cette correspondance. M. de Choiseul ne paraît pas, il ne parle pas, il écrit à