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l’histoire à Mme Du Deffand : « L’expression vraie de la nature est si rare qu’il est impossible de résister à l’impression qu’elle fait peut-être autant par surprise que par le fond même des choses. Mes yeux sont encore gros, rouges ; les larmes m’offusquent en vous faisant ce récit ; mon cœur est serré. Je ne sais comment je pourrai cacher tout cela dans le salon. Cet enfant m’a amolli le cœur…Vous dites que cet enfant a une véritable passion pour moi et que j’en ai un peu pour lui. La marquise de Fleury va plus au fait : elle dit qu’elle répond de moi jusqu’à Louis… » Laissez s’écouler quelques années, le petit Louis sera Chérubin, Mme de Choiseul s’appellera la comtesse Almaviva, et une des scènes les plus curieuses de la plus révolutionnaire des comédies aura eu pour héroïne, à Chanteloup, la plus vertueuse femme du temps.

Supérieure à son époque par l’intégrité de ses mœurs, subissant déjà l’influence universelle dans quelques-uns de ses instincts, la duchesse de Choiseul est bien plus encore de son siècle par les idées qu’elle exprime dans quelques-unes de ses lettres sur la politique. Ce n’est pas évidemment, qu’on me passe ce mot, une femme d’état ; elle n’en a ni les ridicules ni les prétentions. Sa politique, je pense bien, est uniquement M. de Choiseul ; mais dans les momens où elle se laisse aller au spectacle des choses contemporaines, elle a de ces saillies qui décèlent le travail des esprits et la fermentation qui allait en croissant. Cette gracieuse femme a un instinct libéral qui tient à cette fierté native, à ce sentiment de dignité individuelle qu’on voit percer dans ce mot sur Walpole : « Un Anglais doit m’entendre ! » Ce qu’elle hait avant tout, c’est le pouvoir absolu, et en jetant un regard sur la France, elle a de curieuses hardiesses dans une lettre à Mme Du Deffand du 12 mai 1771 :


« Je ne suis point étonnée que vous vous ennuyiez de tout ce qui se passe, de tout ce qu’on en dit, de tout ce qu’on en écrit. Je voudrais bien, comme vous, qu’on trouvât le moyen d’égayer la matière ; mais je crois ce moyen fort difficile à trouver. Il est permis de rire quand on vous chatouille, il est difficile de rire quand on vous écorche. M. le chancelier coupe la tête à notre constitution. Dans nos guerres civiles, il a pu arriver quelques accidens particuliers plus barbares pour ceux qui les éprouvaient ; mais c’étaient des commotions passagères qui ne pouvaient entraîner que la ruine de l’un ou l’autre parti, sans bouleverser les lois fondamentales de l’état. Que les protestans eussent triomphé du temps de la ligue, nos tribunaux, nos magistrats, les droits respectifs de chaque citoyen seraient restés les mêmes. Que les Guises eussent réussi dans leur détestable projet, la France eût été gouvernée par une nouvelle maison ; mais le gouvernement eût subsisté tel qu’il a été en passant de la première race à la seconde et de la seconde à la troisième. Philosophiquement parlant, il est indifférent à une nation d’être gouvernée par tel ou tel individu. Cet individu n’est jamais qu’un représentant, à moins qu’il ne soit un conquérant ou un législateur, c’est-à-dire un