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déjà révélée ainsi dans sa correspondance avec Horace Walpole ; elle se dévoile plus complètement et peut-être plus simplement dans ces lettres nouvelles, avec cet instinct ardent qui cherche toujours un objet, et qui, même après l’avoir trouvé, s’inquiète, se défie, se tourmente, jusqu’au moment où cette étrange femme meurt ayant auprès d’elle son secrétaire Wiart en larmes, et lui disant avec une sorte d’étonnement : « Vous m’aimiez donc ? »

Il y a un autre personnage de ce drame épistolaire qui n’est pas moins curieux et qui apparaît avec quelques traits nouveaux, c’est l’abbé Barthélémy, celui qu’on appelle familièrement le grand abbé pour sa haute taille. Il n’est point encore vers ce temps l’auteur du Voyage du Jeune Anacharsis, qui n’a paru que bien plus tard, à la veille de la révolution. L’abbé Barthélémy était venu de la Provence, où il était né en 1716, et il était arrivé à Paris avec une recommandation pour le garde du cabinet des médailles, M. de Boze, qui l’avait admis à ses dîners, l’avait associé à ses travaux d’antiquaire, et auquel il avait fini par succéder. Son attachement à la maison de Choiseul lui donna le relief mondain. Le duc de Nivernais, qui n’y va pas de main légère, le représente avec une figure antique, dont l’image est faite pour être placée entre celles de Platon et d’Aristote, avec une physionomie mélange de douceur, de simplicité, de bonhomie et de grandeur. Mme Du Deffand, dans une saillie de malignité, dit à son tour de lui, lorsqu’il est déjà tout entier aux Choiseul : « Je vous ai dit que je vous parlerais de l’abbé ; je pense qu’il est Provençal, un peu jaloux, un peu valet, et peut-être un peu amoureux. » L’abbé Barthélémy n’était ni ce que disait Mme Du Deffand, ni ce que laisserait croire le portrait du duc de Nivernais ; c’était un homme de savoir, de goût, de modération et d’enjouement. Le duc de Choiseul, à l’époque de son ambassade de Rome, l’avait attiré chez lui, et dès lors sa destinée était fixée ; il restait désormais attaché surtout à la duchesse de Choiseul, qu’il suivait dans toutes ses fortunes, dans l’éclat du ministère de son mari, comme à Chanteloup, comme dans sa retraite et ses épreuves après la mort du duc. Ce n’est point un de ces abbés frivoles qui font partie des grandes maisons et se promènent dans le XVIIIe siècle ; c’est un ami dévoué et fidèle. Le sentiment qui retint toujours l’abbé Barthélémy auprès de la duchesse de Choiseul a été l’objet de plus d’un commentaire indiscret. Vu de près, c’est un attachement de tous les instans qui ne va pas au-delà d’une amitié profonde et délicatement sentie. L’abbé Barthélémy vivait de cette intimité dont on n’a vu jusqu’ici que les dehors, et dont la douceur était pour lui le prix de plus d’un sacrifice intérieur. Un jour, interrogé de trop près par Mme Du Deffand, qui en était venue à le mieux connaître et à l’aimer, parce qu’il aimait la duchesse de Choiseul, il se laisse