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et ardente, émoussée en quelque sorte par l’abus de l’esprit et de la vie mondaine, et tourmentée d’un besoin secret d’aimer et d’être aimée. Un jour que Mme Du Deffand, cherchant à tromper son inquiétude, s’était mis dans la tête de faire une réforme sous la direction de son confesseur, le père Boursault, et qu’elle poussait la ferveur de sa dévotion jusqu’à renoncer aux spectacles et aller à la grand’messe de sa paroisse, elle ajoutait plaisamment qu’elle ne ferait pas « au rouge et au président (Hénault) l’honneur de les quitter. » C’est que pour elle le président n’est rien, c’est une habitude. Il y a un autre instinct intime et profond qui n’est point satisfait.

Cette femme singulière porte au sein du XVIIIe siècle « la privation du sentiment avec la douleur de ne pouvoir s’en passer, » comme on le lui dit. Sous l’apparence d’une légèreté que rien ne peut fixer, elle a un besoin réel de s’attacher, et elle a même quelquefois des mots charmans. « Vous savez que vous m’aimez, vous ne le sentez pas, » dit-elle à plus d’une reprise. De cet instinct inassouvi et toujours actif naissent les deux attachemens les plus sérieux de Mme Du Deffand, — l’un pour Horace Walpole et l’autre pour la duchesse de Choiseul. Elle était âgée déjà lorsque lui apparut cet Anglais brillant, sceptique et d’un esprit original, avec lequel elle noua ce commerce singulier qui dura jusqu’à sa mort, qui ne pouvait être de l’amour entre une femme de soixante-dix ans et un homme de cinquante ans, mais qui réveillait et fixait tout ce qu’elle avait de facultés d’affection inoccupées. Elle y met vraiment tout le feu d’une passion tardive, et lorsque Walpole, qui craint le ridicule d’une telle liaison, la rudoie un peu et la refroidit de son scepticisme, elle souffre cruellement ; elle écrit à la duchesse de Choiseul : « Que vous êtes heureuse d’aimer et d’être aimée ! Je ne veux point vous ouvrir mon âme, elle est trop remplie d’amertume et de tristesse… Au fond, il n’y a que malheur pour ceux qui, étant nés sensibles, ne rencontrent que de l’indifférence ; mais je ne m’expliquerai pas davantage. » Mme Du Deffand aime autrement sans doute la duchesse de Choiseul ; elle ne l’aime pas avec moins de vivacité, surtout au moment où la disgrâce et l’exil amènent une séparation. Alors elle est tout entière de pensée à Chanteloup, elle est en quelque sorte le lien entre Paris et la cour du ministre disgracié. Mme Du Deffand avait eu une grand’mère, Marie Bouthilier de Chavigny, mariée en secondes noces à un Choiseul. De là un des badinages de cette correspondance, où le titre de grand’maman passe à la nouvelle duchesse, qui n’appelle à son tour Mme Du Deffand que sa petite-fille. Et la petite-fille donne vraiment du travail par cette activité d’affection qui fait confidence de tout, des soupers, des petits vers graveleux, des bruits de salon, des émotions de cour, tout cela enveloppé d’esprit et mêlé d’élans de tendresse. Mme Du Deffand s’était