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du Bourbonnais, de la famille de Vichy-Champrond, elle avait été mariée au marquis Du Deffand, qui ne lui convenait guère, avec qui elle vécut peu de temps, et qu’elle eut un jour la fantaisie de reprendre pour le quitter encore. Elle avait été, dit-on, la maîtresse du régent et de bien d’autres, et elle avait fini dans ses aventures par nouer avec le président Hénault une liaison à demi conjugale formée par le goût, prolongée par l’habitude. Avec l’âge, elle ne s’était pas trop rangée, elle s’était un peu fixée, et c’est vers ces années où la jeunesse s’enfuyait déjà, où avec la fuite de la jeunesse allait la surprendre un bien autre malheur, la perte de la vue ; c’est alors qu’elle avait songé à faire un établissement dans le couvent de Sainte Joseph, qui avait vu autrefois les dévotes et peu fructueuses retraites de Mme de Montespan, et qui est aujourd’hui le ministère de la guerre. C’était l’Abbaye-aux-Bois du temps. Là, dans ces bureaux mêmes où travaillent maintenant les commis d’une administration, s’ouvrait un des salons les plus marquans du dernier siècle. Mme Du Deffand réunissait ses amis, Formont, Pont de Veyle, d’Alembert, Montesquieu quelquefois, toujours le président Hénault, et avec ceux-ci la plus haute compagnie, tous les étrangers de quelque célébrité qui passaient à Paris.

Dans cette société du XVIIIe siècle, il y a plus d’une nuance. Mme Du Deffand se distingue de toutes les autres femmes du temps qui ont eu comme elle un salon, ou qui se sont peintes dans leurs lettres et dans leurs mémoires. Par son esprit et par ses manières comme par sa naissance, elle date encore de l’autre siècle, — elle était née en 1697. Elle se rattache de plus près à l’ancienne aristocratie, au monde de la maréchale de Luxembourg, de la maréchale de Mirepoix ou des Choiseul. Elle aime les gens de lettres et les beaux-esprits, elle les attire, mais sans se donner absolument à ce goût nouveau, — en femme du monde qui s’intéresse à tout, en épicurienne piquante. Elle dit volontiers : « J’aime les lettres, j’honore ceux qui les professent, mais je ne veux de société avec eux que dans leurs livres, et je ne les trouve bons à voir qu’en portrait. » C’est le mot de la grande dame. Un des plus ingénieux portraits où elle puisse revivre est celui que Walpole trace d’elle dans une lettre au poète Gray en 1766. «… Cette madame Du Deffand, qui a été jadis pendant peu de temps maîtresse du régent, aujourd’hui vieille et aveugle, a gardé toute sa vivacité, son esprit, sa mémoire, ses passions et ses agrémens. Elle va à l’opéra, à la comédie, aux soupers, à Versailles, reçoit chez elle deux fois par semaine, se fait lire tout ce qu’il y a de nouveau, fait de jolies chansons, des épigrammes charmantes, et se rappelle toutes celles qui ont été faites depuis quatre-vingts ans. Elle est en correspondance avec Voltaire, pour qui elle dicte les lettres les plus piquantes ; elle le contredit,