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choque inutilement ceux qu’on ne veut pourtant pas aliéner. J’en citerai un exemple connu, l’affaire du percement de l’isthme de Suez. Quand le cabinet anglais ou plutôt son chef s’oppose à un projet réputé favorable au commerce du monde et par conséquent au commerce anglais plus qu’à tout autre, et cela en vertu d’un préjugé mal expliqué ou d’un intérêt tellement douteux qu’il n’a pas été reconnu par lord John Russell et qu’il a été nié par M. Gladstone, on peut dire que c’est une faute, et que les considérations, quelles qu’elles soient, qui pousseraient l’Angleterre à maintenir la clôture naturelle du nord de la Mer-Rouge sont peu de chose auprès de l’inconvénient d’afficher une prétention suspecte ou contraire à l’intérêt universel, et d’indisposer la France pour la vanité de paraître mieux écoutée qu’elle au Caire ou à Constantinople. Cela est trop peu d’accord avec le système de neutralité qu’on proclame dans des affaires plus générales, plus vraiment politiques, où l’on a semblé ne vouloir exercer aucune influence, ni même avoir un avis. Enfin les Anglais savent bien que la fortune depuis un temps ne leur a pas constamment été favorable. Leur organisation militaire a montré dans la guerre de Crimée des côtés faibles que leur franchise s’est gardée de couvrir. Eux-mêmes ont plutôt outré que dissimulé le mal, et les états-majors de l’Orient et du centre de l’Europe n’ont pas manqué de les prendre au mot. Les assiégés de Sébastopol n’ont pas négligé cette occasion de se venger et de complimenter les Français aux dépens de leur allié. Puis la crise de l’Inde est survenue. Peut-être devrait-on moins remarquer la gravité de ces troubles que le succès avec lequel ils ont été réprimés ; mais il n’en est pas moins resté sur les dangers de cet empire lointain, sur la ruineuse pesanteur d’une possession immense et précaire, sur la gravité mystérieuse des causes qui peuvent la mettre en péril, une opinion dans toute l’Europe, et qui n’est pas favorable à l’inviolabilité de la puissance britannique en Asie. Voilà encore des raisons pour que des ministres anglais portent dans les affaires étrangères une sollicitude prévoyante, une intelligente bienveillance, et songent à se faire des amis. La bonne politique se défend également d’une froideur dédaigneuse ou d’une activité blessante. L’Angleterre a le sentiment de sa force, et je ne le crois pas exagéré ; mais si elle n’a pas envie de la déployer, elle doit veiller à l’opinion du monde et la ménager sans s’y asservir.

Assurément ces observations ne constatent aucun sérieux motif de plainte de notre part, et il n’y a pas là de quoi se brouiller. Les badauds, gens qui prétendent fort à la finesse, croient que les grands états ne sont jamais occupés qu’à se tromper les uns les autres ; ils se trompent bien plus souvent les uns sur les autres. L’expérience