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Qu’importe si des artisans de malheur parvenaient à persuader à la France qu’elle a au-delà du détroit une rivale ou une secrète ennemie et à retrouver dans les cendres du passé des charbons mal éteints des inimitiés nationales ? Voyons si raisonnablement la chose est possible. Du temps que le sentiment anti-britannique était un sentiment populaire, que disait-on ? Tantôt que l’Anglais était un oligarque, tantôt qu’il était un marchand. Et Dieu sait tout ce que contenaient ces deux épithètes ! Où est maintenant le républicain ombrageux, le conservateur arriéré du vocabulaire révolutionnaire qui voit dans la Grande-Bretagne l’aristocratique persécutrice de la démocratie malheureuse ? Plus d’un nom fameux se présente à la mémoire comme pour attester que les plus redoutés des novateurs n’ont pas à se plaindre qu’il y ait une Angleterre au monde. Son régime oligarchique est moins dur à la démocratie que le régime d’égalité d’autres pays. Quant au nom de peuple marchand, il ne serait plus compris qu’en bonne part dans une société devenue comme la nôtre profondément industrielle, et qui ne fait pas fi de son rang dans le monde commercial. Qui voudrait, en faire une injure s’entendrait bien vite répondre : « Marchand toi-même. » Le travail national de chacun des deux pays s’est donné réciproquement rendez-vous aux deux expositions générales. De part et d’autre, on s’est rendu justice, et quarante ans de relations actives et fructueuses ont amené entre les deux plus riches sociétés du monde un tel échange de capitaux, de procédés, de produits et de lumières, que celui-là serait bien habile qui ferait accroire aux deux commerces anglais et français qu’ils ne sont pas liés à la paix par une étroite communauté d’intérêts.

Ce sont de grandes forces dans le monde moderne que l’esprit démocratique et l’esprit mercantile ; peu s’en faut que l’un et l’autre n’enveloppent toute la masse populaire et toute la classe moyenne, et l’un et l’autre sont loin des passions qu’on leur suppose.

Que reste-t-il de la classe moyenne quand on en a retranché tout ce qui vit d’industrie et de commerce ? Cette section sociale, moins nombreuse, mais importante, où vit la tradition du libéralisme intellectuel. Essayez d’y recruter des ennemis à l’Angleterre ! La science et la littérature, l’économie politique et la législation, toutes les études qui ont pour but les progrès moraux et matériels de la société n’ont, depuis quarante ans, formé que des liens entre deux peuples qui s’éclairent l’un l’autre, et tout ce qui pense est pour l’alliance. Si le seul grief qu’on puisse alléguer contre l’Angleterre est, comme on pourrait le croire à entendre certaines plaintes, qu’elle est en pleine possession de la liberté de la presse, on ne peut raisonnablement espérer que tout ce qui honore l’esprit humain lui en fasse un crime.