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matériels que subsiste une rivalité fondée sur les souvenirs entre la France et l’Angleterre. Je le sais. Emporté par l’acharnement de la lutte, le gouvernement vieil adversaire du principe d’intervention en est venu en 1814 à signifier, de concert avec l’Europe, à la France l’interdiction d’être gouvernée par la dynastie qui régnait sur elle : acte d’intervention sans exemple dans les fastes de l’histoire ; mais l’injure, il me semble, est rétractée. Ce n’est pas l’Angleterre qui a hésité à mettre à néant ce souvenir des extrémités de la guerre. Les successeurs de Pitt n’ont pas fait mauvais accueil à la république ; les héritiers de Castlereagh n’ont pas tourné le dos à l’empire. Le tombeau s’est depuis longtemps fermé sur les ministres qui ont fait une prison de Sainte-Hélène, et l’Angleterre a dès longtemps cessé de pouvoir être regardée par aucun des proscrits de 1815 comme une terre inhospitalière.

Ainsi donc il ne resterait du passé que des causes morales pour justifier une rupture entre les Anglais et nous. Des causes morales ! comment les appellerons-nous ? Du ressentiment, de l’envie, de la haine ? Appelons-les de leur nom le plus noble, — des passions. Oui, c’est aux passions seules que feraient appel ceux qui nous donneraient ce plus funeste des conseils.

Et ces passions, les trouveraient-ils ? On le dit ; mais comment le croire ? On a pu les ressentir, on a dû les comprendre, ces passions trop naturelles, alors que notre sang versé à flots était à peine étanché, alors que, courroucés contre la fortune, nous en croyions le poète quand il nous disait :

Sur nos débris, Albion nous défie.


Aujourd’hui franchement sommes-nous sur des débris, et Albion songe-t-elle à nous défier ? Ceux-là seraient bien ingrats envers la fortune, bien injustes envers la France, qui tenteraient de lui persuader qu’elle ait hors de chez elle à se relever de quelque chose, et qu’il lui reste des réparations à demander. Quiconque a mis le pied en Angleterre a ressenti les effets de l’estime de nos voisins. Certes ce n’est pas là qu’on nous croit sur des débris et que la puissance française est mise en doute. La France étonne quelquefois les Anglais. Ils ne s’expliquent pas bien la variété des points de vue que notre esprit parcourt en peu de temps ; mais de très bonne foi ils se disent que nos affaires sont nos affaires, et ne s’avisent pas même d’en juger. Ne dissimulons rien, s’ils n’admirent pas nos institutions, ils n’en admirent que plus notre richesse et nos armes, eux qui conçoivent malaisément la prospérité et le patriotisme sans la liberté politique. La conséquence est évidente ; à notre égard, l’Angleterre est aussi loin du dédain que de l’envie.