Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/664

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les cours d’eau, ils cultivent de vastes champs de bananiers, de manioc, de papayes ; ils parcourent la lagune dans tous les sens sur leurs bateaux de pêche ; ils approvisionnent Sainte-Marthe de légumes, de fruits et de poissons ; sans eux, sans leur travail, cette ville, qui s’endort paresseusement au bord de sa belle plage, serait exterminée par la famine. Dans les derniers temps, la rivalité des races s’est graduellement transformée en rivalité politique : les Samarios[1], désireux de maintenir l’ancienne suprématie de la race blanche, sont naturellement conservateurs, tandis que les Cienegueros se sont faits démocrates, et lors des élections votent comme un seul homme en faveur des candidats de ce parti. Pendant les révolutions qui ont agité la république, ils ont plus d’une fois envahi en armes la ville de Sainte-Marthe, et les habitans de cette ville n’ont jamais osé se venger que par des brocards.

En sortant de La Cienega, où mon guide, Pablo Fonseca, m’avait fait rester assez longtemps sous prétexte d’acheter du foin pour son mulet, nous traversâmes un torrent dont les bords fertiles sont plantés de bananiers, puis nous suivîmes le rivage sur une levée de sable formée par les Vagues, et laissant à droite au milieu des arbres la sucrerie à vapeur du Génois Andréa, seul habitant étranger de La Cienega, nous arrivâmes sur le bord du Rio-Torribio, l’un des torrens les plus fougueux, du versant occidental de la Sierra-Nevada. Les ruines d’un pont emporté par une inondation obstruaient encore le lit : je voulais passer le fleuve à gué en traversant les rapides formés par le courant au milieu des pierres ; mais Pablo me détourna vivement de ce dessein, prétendant que de redoutables crocodiles avaient choisi pour repaires des cavernes creusées par les eaux au pied même des piles. Le mulet, déjà chargé de mes malles, reçut encore sur son large dos le poids de nos deux personnes, et nous porta sans broncher à la berge escarpée de l’autre rive du Torribia.

Au-delà de ce fleuve, le paysage change de nature. Les montagnes se rapprochent de la mer et projettent dans les flots des promontoires abrupts, que le chemin contourne par une succession interminable de montées et de descentes. On ne voit plus de bananiers ni d’autres plantes cultivées, mais seulement des mimosas épineux, des gayacs, arbres dont les troncs au bois dur croissent généralement dans un sol infertile. Le terrain dénudé laisse partout voir ses veines de pierre. Parfois le chemin s’engouffre dans un barranco, profonde ravine aux parois rouges et brûlées, où pendant la saison des pluies descendent de furieux torrens, mais où l’on chercherait en vain une goutte d’eau pendant la saison des sécheresses.

  1. Habitans de Sainte-Marthe.