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vers un endroit de la rive ombragé par des manguiers, où mes rameurs fatigués avaient hâte de faire une sieste. Je consentis pour mon malheur à m’arrêter, et déjà je m’oubliais à contempler le charmant paysage, quand de cruelles démangeaisons m’avertirent de la présence des carrapatos ou agarrapatas, petits insectes verts et rouges, ainsi nommés parce qu’ils se cramponnent (agarrar) à la peau avec leurs pattes armées de tarières. Il m’était impossible de rester plus longtemps à l’ombre de ces manguiers perfides, et j’allai secouer mes compagnons, qui se réveillèrent en grommelant et prirent leurs rames de très-mauvaise grâce. Ils partirent cependant, et le mouvement, la brise fraîche qui passait sur le fleuve, le plaisir de voir se dérouler le paysage, calmèrent un peu l’état d’irritation où m’avaient plongé les morsures des agarrapatas. Après avoir suivi quelque temps une des rives du fleuve, hérissée de racines et de troncs d’arbres entremêlés, le bongnito pénétra tout à coup dans un petit canal dont l’entrée était obstruée par des buissons sur lesquels reposaient d’énormes iguanas enflant et désenflant leur cou. Ce canal, connu sous le nom de Caño-Clarino, a été creusé de main d’homme à travers une levée d’alluvions, et réunit le Magdalena aux immenses marécages que parcourait l’ancienne embouchure de ce fleuve ; il est à peine large comme un de ces fossés qui, dans certaines parties de la France, séparent deux propriétés. Deux embarcations ne peuvent s’y croiser, et quand elles s’y rencontrent, il faut que l’une d’elles retourne en arrière jusqu’au fleuve ou jusqu’à la première lagune de l’intérieur. Ce petit désagrément nous arriva : nous avions pénétré dans le canal depuis un quart d’heure déjà, lorsqu’une autre barque nous força de rebrousser chemin et de revenir à l’entrée même du Caño-Clarino.

Vers midi, les rameurs amarrèrent le bonguilo pour faire une nouvelle sieste. L’endroit qu’ils choisirent pour aller s’étendre était aussi peu agréable que possible : c’était un bois de mancenilliers que traversaient, dans toutes les directions, des sentiers formés par les bestiaux d’un rancho voisin. Les mancenilliers au maigre feuillage laissaient passer les rayons de soleil dans toute leur force ; mais ils arrêtaient la brise, et l’on ne pouvait respirer au pied de ces grands arbres qu’un air étouffant auquel les marécages des environs mêlaient une odeur fétide. Des nuages de moustiques s’élevaient en bourdonnant autour des troncs ; nulle part il ne croissait un brin d’herbe, et le sol, tout zébré de lumière, était parsemé de fruits pourris ou écrasés. C’est là que s’endormirent paisiblement mes compagnons, tandis que je rôdais çà et là, non pour éviter le sommeil fatal qui, d’après les récits poétiques, descend des feuilles du mancenillier, mais pour chercher un peu de répit aux piqûres des