Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/657

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la Nouvelle-Grenade ; les indigènes, moins poussés par l’aiguillon de la fortune et non encore initiés aux secrets de la spéculation, ont été pour très peu de chose dans les progrès de cet emporium du Magdalena. Lors de mon passage, il y avait dix bateaux à vapeur à flot ou en construction sur le fleuve : cinq anglais, trois américains, un allemand, et un seul appartenant à une compagnie anglo-grenadine. Dans le grand hôtel de Barranquilla, on ne voit guère que des étrangers venus de tous les points du globe et conversant en anglais, cette langue franque de l’univers. Mme Hughes, notre hôtesse, tenait sa maison sur un pied tout européen ; mais elle avait le bon goût de nous faire dîner dans un patio, sous des arbres couverts de fleurs parfumées autour desquelles les oiseaux-mouches voletaient avec un joyeux susurrement. Le soir, elle faisait installer presque tous les plians sous les arcades qui environnent le jardin, et ceux d’entre nous qui se réveillaient pendant la nuit avaient le plaisir de voir les rayons de la lune ou le vague scintillement de la voie lactée à travers le feuillage tremblant.


III

D’Aspinwall à Savanilla, j’avais pu observer, sous des aspects bien divers, la physionomie des côtes néo-grenadines : ici des ports animés par le commerce et par l’action envahissante de la race anglo-saxonne ; là d’antiques cités en ruines ou de mornes solitudes. À partir de Barranquilla, les canaux devaient me conduire vers la Sierra-Nevada par une route où la nature vierge allait presque seule s’offrir à moi. Restait à trouver quelque bongo en partance pour Pueblo-Viejo, village situé au pied de la Sierra-Nevada de Sainte-Marthe. Le seul patron qui se déclara prêt à faire le voyage était un homme de mauvaise mine, et j’étais presque décidé à attendre le bongo de la poste qui devait partir dans trois jours, lorsqu’en levant les yeux au-dessus de l’horizon j’aperçus une ligne bleue faiblement tracée dans l’espace : c’étaient les cimes de cette Sierra-Nevada vers laquelle je voyageais depuis si longtemps et que j’avais choisie pour ma patrie future. Je n’hésitai plus un instant ; je fis porter mes effets sur le bonguito qu’on m’offrait ; le patron appela ses deux rameurs et détacha la corde qui retenait le petit bâtiment au rivage.

Après avoir péniblement navigué à travers les roseaux de petits caños, nous arrivâmes, en amont du delta, sur le fleuve, large de plusieurs kilomètres, et semblable à une mer projetant de grands détroits entre les îles boisées. Une heure de traversée nous conduisit