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sentis guéri de la fièvre qui avait perfidement commencé à se glisser dans mon sang.

Il fallut cependant renoncer à poursuivre ma route dans le bongo qui me portait. Un incident fort imprévu vint me forcer de recourir à un autre moyen de locomotion. À l’un de ses nombreux détours, le nouveau canal où nous étions entrés se trouva complètement obstrué par une énorme chaudière, envoyée de Liverpool pour un des bateaux à vapeur en construction à Barranquilla. Le bongo qu’elle remplissait de sa masse était bien et dûment échoué ; pour le dégager, il fallait attendre du renfort ou même une crue du Magdalena. J’eus bientôt pris mon parti. Pendant que mes compagnons s’installaient sur le rivage pour y manger le reste des poissons si étrangement pêchés dans la matinée, je sautai dans un tronc d’arbre creusé appartenant à un petit Indien qui était venu offrir des vivres à l’équipage de la chaudière, et je lui dis de ramer vigoureusement vers le fleuve. Celui-ci était beaucoup plus rapproché que je ne l’espérais, et en moins d’une demi-heure le petit bâtiment où j’avais pris passage se trouvait lancé sur le vaste sein du Magdalena.

Dans l’Amérique méridionale, le Magdalena ne le cède en importance qu’au fleuve des Amazones, à l’Orénoque et à la Plata ; mais je ne voyais pas là ce puissant cours d’eau tout entier : je n’avais sous les yeux que l’un de ses bras, le Rio-Ceniza, dont les eaux se déversent dans la mer à quelques kilomètres plus à l’ouest. Ce bras est presque aussi large que le Mississipi : comme lui, il est bordé de grands arbres au sombre feuillage : seulement on n’aperçoit sur ses rives, çà et là encore, que quelques huttes entourées de palmiers et de bananiers. L’eau, frissonnante sous le vent et coupée de vagues courtes et rapides, semble moins profonde que celle du grand fleuve de l’Amérique du Nord ; mais elle est également chargée d’alluvions, et l’on ne peut y distinguer les crocodiles que lorsque ces monstres laissent flotter à la surface leur énorme tête à dents de scie ! Je vis plusieurs de ces animaux plonger en toute hâte quand s’approchait notre esquif, incliné sous sa voile et fendant gaillardement les flots. Dans le caño qui mène à Barranquilla, les crocodiles se montrèrent bien plus nombreux encore : le cadavre déjà putréfié de l’un de ces gigantesques reptiles tournoyait au milieu d’un remous entre des troncs d’arbres échoués, dont chacun portait son vautour au long cou avidement tendu. Dans le port même de Barranquilla, j’aperçus des baigneurs s’enfuyant de côté et d’autre pour éviter le voisinage incommode d’un terrible visiteur attiré par leurs ébats.

À mesure que nous approchions de Barranquilla, mon attention changeait de but, et bientôt je n’eus plus de regards que pour la